Je me demande ce que les Vénézuéliens connaissaient de l'Iran quand les présidents Chavez et Ahmadinejad se sont rapprochés, et quand les travailleurs vénézuéliens et iraniens ont commencé à faire les aller retours entre Caracas et Téhéran.
L'Iran est entré dans mon imaginaire grâce à une carte du monde que ma mère aimait bien nous montrer quand nous étions enfants. Cette carte -une projection traditionnelle de Mercator comme toutes les cartes qui façonnaient notre idée du monde à l'époque- recouvrait presque la moitié d'un mur de la chambre de mes frères. On pouvait y voir un pays appelé Iran, avec le mot “Perse” écrit entre parenthèses juste en dessous. Pour moi, à 8 ans, la Perse était le pays de mon jeu vidéo préféré, Prince of Persia.
Avec les années j'ai trouvé d'autres références perses, dans mon livre de maths, et avec les poètes perses de la bibliothèque de mes parents. Et également par les films tournés dans un pays “lointain”, je veux dire Hollywood. L'un d'eux raconte l'histoire tragique d'une Américaine mariée à un Iranien et dont le monde s'écroule quand elle se rend dans le pays d'origine de son mari et se retrouve piégée par la déception de ce dernier et les coutumes répressives iraniennes. Contre toute attente elle parvient à s'enfuir avec sa petite fille, et réalise qu'elle est enfin rentrée chez elle quand elle aperçoit le bon vieux drapeau américain…
C'était une idée bien différente de celle que j'avais de la Perse. Pour moi, l'Iran faisait partie du Moyen-Orient que nous pensions peuplé d'Arabes, comme dans les contes des Mille et une nuits. Je n'avais pas complètement tort, mais je l'ai découvert beaucoup plus tard, quand l'Iran et la Perse se sont retrouvés de manière très inattendue à Caracas.
En 2007, je travaillais au Ministère de l'Economie Populaire, le ministère qui gérait les finances de ce qui est devenu la colonne vertébrale de la stratégie de l'administration Chàvez à l'époque: aide financière aux coopératives et formation en management pour les défavorisés, entre autres choses. Mon travail consistait principalement à publier et traduire des documents qui provenaient de la direction à l'attention du personnel du ministère. Je devais aussi relire des manuels et des présentations, ainsi que des transcriptions de colonnes de sommes d'argent si importantes que l'on pouvait à peine les lire.
Parmi tous les documents qui arrivaient sur mon bureau il y avait des lettres et des invitations, et l'une d'elles a attiré mon attention: un mémo qui annonçait des cours de persan pour les techniciens et les chefs de département. Cela pouvait paraître difficile et extravagant, mais j'ai postulé pour ces cours.
Les cours étaient donnés par des Iraniens diplômés en traduction et littérature espagnole. Ils étaient jeunes, 25-30 ans, et certains quittaient l'Iran pour la première fois. Pour moi, ces cours représentaient une ouverture sur un monde fascinant: non seulement par sa langue et sa grammaire mais aussi pour les interactions personnelles. Les deux tiers du cours portaient sur des questions sur l'Iran: “Pourquoi les femmes doivent-elles se couvrir les cheveux?” “Comment certaines peuvent-elles l'éviter?” “Pourquoi avez-vous autant de femmes?” “Dans ma religion, Dieu est partout. Pourquoi devez-vous vous tourner vers la Mecque quand vous priez?”. Ce qui avait commencé en cours de langue était devenu un cours d'études iraniennes.
J'avançais lentement dans l'étude de la langue, mais j'étais devenue accro à tout ce qui était iranien. Les professeurs de langue étaient de bons amis, dont un en particulier, qui m'initia à la musique classique persane, au cinéma, à la poésie et à l'histoire contemporaine. J'ai lu et entendu différentes versions de la révolution de 1979, et sur la vie actuelle en Iran. J'ai découvert toute une liste de mots qui venaient du persan à l'arabe, puis à l'espagnol. C'est là que j'ai compris que la plupart des contes des Mille et Une Nuits, dont le conte qui fait le lien entre tous, tiraient leurs origines des contes folkloriques traditionnels persans.
J'ai vécu une expérience passionnante en observant les réactions de mes nouveaux amis face à Caracas, et se promener avec eux dans les quartiers où ils vivaient et qu'ils fréquentaient c'était comme se promener dans un petit Téhéran à Caracas. Les femmes avaient l'air ravies de ne pas être obligées de porter le voile et de pouvoir acheter des vêtements qu'elles ne pourraient pas trouver de retour chez elles. J'ai fait la grande expérience de l'épilation à la cire, à la manière iranienne, et elles m'ont montré leur façon de se coiffer et de se maquiller. Nous avons échangé les rythmes latino-américains contre les rythmes persans.
Les gens que j'ai rencontrés grâce à ces échanges étaient des professeurs de langue, des techniciens, des ingénieurs et du personnel de l'ambassade. Certains étaient venus avec leurs familles. D'autres avaient laissé derrière eux leurs familles et ceux qu'ils aimaient.
Lors de fêtes traditionnelles, on reconnaissait les différentes options politiques des iraniens. Ceux qui soutenaient le gouvernement par exemple célébraient Nowruz, le nouvel an perse, à l'Ambassade en partageant des prières et un repas traditionnel. Ceux qui soutenaient l'opposition se retrouvaient pour danser chez eux ou dans l'un de leurs restaurants préférés de Caracas.
En termes de liberté d'expression, j'ai été frappée par la réaction d'un ami iranien en voyant le journal pour lequel je travaillais après avoir quitté le Ministère. C'était un journal délibérément d'opposition créé pour critiquer les actions du Gouvernement et provoquer Chàvez par tous les moyens (aujourd'hui, ce journal fait face à de graves difficultés en raison du recul sévère du gouvernement et du manque de ressources). En venant me voir au bureau, cet ami est resté stupéfié à la vue des unes du journal exposées dans le hall d'entrée et m'a dit doucement: “En Iran ce serait tout simplement impossible”.
Mais le plus important c'est que nous avions des conversations enflammées sur l'Iran, sur Ahmadinejad, sur Chávez et sur le Venezuela. Certains appréciaient Chàvez et n'aimaient pas Ahmadinejad. D'autres ne les aimaient pas tous les deux. D'autres encore comprenaient la popularité des deux présidents, et d'autres s'en désintéressaient et voulaient simplement changer d'air. Ces conversations m'ont permis d'avoir un aperçu des différentes classes sociales et des différentes approches de la religion, aperçu que j'ai pu approfondir avec l'arrivée de nouveaux traducteurs iraniens diplômés d'universités publiques et qui venaient de régions autres que celles de la capitale iranienne.
En général mes amis venaient de la classe moyenne ou aisée; ils étaient plus ouverts aux idées occidentales et plus critiques sur leur gouvernement et sur l'idée d'une république islamique. A mes yeux ils n'étaient pas différents des jeunes vénézuéliens de la classe moyenne ou aisée, mais avec plus de maturité du fait qu'ils n'avaient pas toujours eu accès à tout ce qu'ils voulaient.
Les nouveaux arrivants étaient nettement plus conservateurs. L'une des femmes a fini par partager un appartement avec un ami iranien qui est devenu plus tard mon petit ami. Elle avait une attitude totalement différente de mes amis sur le port du voile, et demandait à mon petit ami de rester dans sa chambre pendant qu'elle se coiffait, ce qu'il avait du mal à comprendre. Je me demande si elle désapprouvait le fait que je vienne le voir, et même que je passe la nuit avec lui, et si c'était le cas elle n'en a jamais parlé.
C'est difficile d'imaginer le choc que les Iraniens les plus conservateurs et religieux, comme ceux de l'Ambassade, ont pu avoir à leur arrivée à Caracas. Le haut des immeubles des grandes villes vénézuéliennes scintille d'énormes panneaux publicitaires sur lesquels on peut voir des femmes en bikinis provocants, une bière à la main, la bouche ouverte en une moue sensuelle. Les rythmes chauds du reggae et de la salsa érotique débordent des bus, et dans les discothèques les gens dansent dans le noir, corps à corps. Une vedette de la télévision doit presque systématiquement montrer un maximum de peau.
Je sais, bien sûr, qu'en Iran ces attitudes ne sont pas tout à fait inconnues. Il y a un reggaeton perse et on parle des folles soirées qui ont lieu dans certaines couches de la société iranienne. Mais tout ce dont je parle plus haut ne pourrait vraisemblablement pas se produire aussi ouvertement en Iran. Je me souviens avoir vu un groupe d'Iraniens de l'Ambassade, qui dinaient dans un restaurant perse renommé, piquer du nez dans leurs assiettes, apparemment très gênés, en assistant à un concours d'imitation de Shakira qui a dégénéré en une séance de danse érotique autour du pose de télé du restaurant.
Mes amis iraniens masculins m'ont dit qu'à leur arrivée il leur était difficile de ne pas dévisager les femmes vénézuéliennes, mais ils se sont vite adaptés à l'atmosphère décontractée, malgré les longues heures qu'ils passaient à travailler sous le soleil sur des chantiers à la campagne, pour servir d'interprètes à des techniciens iraniens qui avaient continuellement besoin d'eux, bien souvent sans aucune compensation pour les heures supplémentaires. Et tout cela malgré les mauvaises conditions de logement, et après une étrange procédure de sélection où on ne leur disait pas exactement la date et les conditions de leur départ d'Iran. Après un temps d'adaptation au Venezuela, certaines femmes iraniennes ont même adopté les tenues vestimentaires de leurs paires vénézuéliennes.
Il n'était pas rare de voir des contacts professionnels tourner en histoire d'amour, comme cela m'est arrivé, ou même se terminer en mariage. L'amour ne connaît pas les frontières de la langue, et pendant la construction de l'usine de Guarico où mon copain traducteur iranien était affecté, on a entendu parler de techniciens qui disparaissaient avec des collègues féminines pendant les heures de travail. Le bus qui transportait les équipes de travail pour aller et revenir de l'usine était rempli de couples qui pouvaient à peine communiquer, et les traducteurs iraniens étaient parfois appelés à la rescousse par leurs compatriotes pour traduire des déclarations d'amour adressées à leurs futures amies vénézuéliennes.
Les liens créés entre les vénézuéliens et les iraniens ont provoqué la polémique. Les chefs de l'opposition craignaient que le pays ne devienne un acteur politique au Moyen-Orient. En 2009 Chávez a annoncé que l'Iran aidait le Venezuela dans sa recherche d'uranium et les commentateurs politiques en ligne et autres ont parlé d’ une arrivée massive de combattants du Hezbolla dans le pays.
Malgré tout, d'autres sortes d'échanges se sont mis en place des deux côtés: des rues iraniennes baptisées Chávez et Bolivar; des groupes de musique vénézuéliens montrant Téhéran sur leurs clips vidéo. Une nouvelle chaîne de télévision sur internet proposée par le gouvernement iranien vise un public latino-américain, alors qu'au Venezuela des ateliers de cuisine iranienne et des cours de langue perse prolifèrent, autant de choses inimaginables il y a dix ans.
Echanges culturels? Propagande? Un peu des deux? Difficile de ne pas pas se désoler de la direction que peuvent prendre certains alliances, mais ce qui me fascine ce sont les rencontres culturelles et personnelles qui ont lieu en dehors de la sphère gouvernementale et de ses interférences. Ne pas en parler donnerait une image incomplète de la situation
L'alliance politique se poursuit. Nous ne savons pas combien de temps cela va encore durer, malgré les déclarations enflammées des dirigeants qui prétendent que cela va durer toujours. Comme les histoires d'amour que j'ai vu fleurir à l'usine de Guárico, les relations entre le Vénézuéla et l'Iran peuvent être passionnées aujourd'hui, mais aussi tumultueuses et incertaines. Qu'en adviendra-t-il de ces relations si le prix du pétrole continue de baisser, et si la siutation économique et sociale du Vénézuéla continue de se détériorer?
Mais au-delà de ces craintes, je sais que de nombreuses passerelles invisibles ont été construites et sont solides. Toutes mes amies iraniennes ont épousé des Vénézuéliens et vont élever une génération de Perso-Venezueliens que personne n'aurait pu imaginer il y a une dizaine d'années. Un groupe particulier d'Iraniens découvre encore l'Amérique Latine de manière différente. Mon histoire amoureuse n'a pas duré, mais les liens que j'ai tissés avec la culture iranienne sont indestructibles.
Je tourne encore la tête quand j'entends quelqu'un parler perse, je me souviens encore des poèmes dans cette langue, et quand je doute je cherche la réponse dans les ghazals d'Hafez. J'ai choisi des sujets de mémoires sur l'Iran dans mon cursus universitaire, et j'ai beaucoup souffert quand des personnes qui m'étaient chères ont été arrêtées lors des manifestations et de la répression qui ont suivi les élections iraniennes de 2009, en particulier quand l'un d'eux a été emprisonné et blessé moralement et physiquement en détention. Je me demande toujours si, à la suite de cette expérience, il pourra retrouver la finesse d'esprit et la sensibilité que je lui ai connues au Venezuela.
Les échanges culturels ne se font qu'à travers les interactions humaines. Les horizons culturels s'ouvrent, facilement ou plus difficilement, pour le meilleur ou pour le pire. L'interculturel est l'interpersonnel. En remuant tous ces souvenirs, je me rappelle les mots d'un ami cher, écrivain et activiste vénézuélien de longue date, qui, comme moi, a été envoûté par l'Iran grâce à son peuple. Il a été marié à une femme iranienne exceptionnelle, activiste à l'époque de Khomeini et après. Il m'a dit une fois: “Quand un Iranien traverse ton chemin, tu ne pourras plus jamais échapper à son charme.”
Des années après, même encore maintenant que je vis en France, j'entends encore ses paroles. Quoique l'Iran ou le Venezuela soient, ou deviennent, ce qui restera ce sont ces nouvelles cultures nées du besoin des gens à s'ouvrir à des mondes nouveaux. Ma rencontre avec l'Iran est la preuve qu'en réalité les cultures sont un univers presque insaisissable, difficile à définir en quelques mots. Histoire, classes sociales, politique, religion et littérature donnent des images si différentes de ce pays que l'on est toujours choqué par les tentatives de simplification de la réalité.
En ce sens, il est juste de chercher l'inspiration dans les écrits d'un auteur qui m'est cher pour expliquer ce que l'Iran était, est, ou peut être, du moins pour moi: C'est par simplification et par commodité que nous parlons d'un Iran. En réalité, exception faite de l'appellation géographique, l'Iran que nous croyons connaître n'existe peut-être même pas.