Je me souviens qu'autrefois, jeune enfant brûlant d'une ferveur nationaliste attisée par des chants patriotiques et des adaptations guerrières dramatiques qui proclamaient bien suprême le sacrifice de sa vie pour son pays, je scandais “Puissions-nous mourir afin que vive l'Egypte”. Je me rappelle aussi mon mécontentement quand un ami de la famille m'a regardée d'un air désapprobateur et fait remarquer que nous ferions mieux de nous efforcer de vivre pour l'Egypte, parce que sans nous il n'y a pas d'Egypte, nous constituons les briques du pays. Bien loin des idées sentimentales de sacrifice de soi nationaliste, ce rare brin de bon sens me suit jusqu'à aujourd'hui – Sara Labib
Ce mois-ci, le gouvernement égyptien a réuni une conférence économique de trois jours dans la station balnéaire de Sharm el-Sheikh sur la Mer Rouge. L'Egypte a signé des contrats d'investissement pour plus de 138 milliards de dollars dans les premiers jours de la conférence, des marchés qui devraient contribuer à entretenir la croissance économique, ce qui, à son tour, aidera à stabiliser le pays. Pendant la conférence, le gouvernement égyptien a dévoilé des plans de construction d'une nouvelle capitale, un projet qui coûterait 45 milliards de dollars et nécessiterait cinq à sept ans de travaux.
Les journaux nationaux ont consacré des éditions spéciales à la conférence, qualifiée par un éditorialiste de grande victoire pour les Egyptiens. Un autre a formulé la principale cause de son succès :
لكن الأهم من كل هذه العوامل كان التفاف الشعب المصرى حول قيادته الراهنة، ودرجة التماسك الواضحة التى أبداها فى مواجهة الهجمات الإرهابية الشرسة والدنيئة.
Le facteur le plus important était l'unité des Egyptiens derrière leur leader actuel, ainsi que le degré de cohésion qui a été le leur face aux sauvages attentats terroristes.
Ces appels à l'unité derrière les objectifs nationaux et la priorité de la nation sur les intérêts individuels a inspiré à Sara Labib l'écriture d'un billet de blog intitulé ‘Plus que d'investissement, c'est d'individualisme que l'Egypte a besoin’. Sara est diplômée d'économie et de droit international, et traite des questions égyptiennes sur son blog, Tabula Sara :
Avant la révolution, et encore plus après, on a inculqué aux Egyptiens l'idée que l'intérêt du pays exige de chacun l'abandon de ses intérêts personnels et le rassemblement derrière le bien commun. Tel est le thème dominant d'un discours manquant totalement de respect pour l'individualisme et oublieux de l'importance de celui-ci comme condition sine qua non de progrès dans un pays longtemps empoisonné par les idées collectivististes, au niveau de la société, de la religion ou du politique. Un dangereux défaut commun aux révolutionnaires et à ceux auxquels ils se sont opposés.
Jusqu'à aujourd'hui encore, nombreux sont les révolutionnaires convaincus que l'échec de la révolution est imputable au fait que les anciens participants aux manifestations du 25 janvier ont déserté pour poursuivre leurs intérêts personnels. Alors que l'instauration d'un système démocratique était le but supposé du soulèvement de 2011, beaucoup de ceux qui y ont pris part ont vu dans l'idée de partis politiques un facteur négatif de division plutôt qu'une nécessité pour le fonctionnement d'une démocratie pluraliste. Des idéologies politiques divergentes étaient considérées comme un danger pour l'unité insaisissable .. L'unité dont ils parlaient était de celles qui nient l'individu et placent une idée vague de bien commun révolutionnaire au-dessus des intérêts très réels et divergents de la population, dont les forces révolutionnaires elles-mêmes. Dans ce climat, quiconque osait rompre les rangs soi-disant révolutionnaires était considéré comme un traitre, comme en écho au slogan que je répétais enfant : l'individu doit mourir en nous pour que vive la révolution.
Le même phénomène est apparu et se poursuit à plus grande échelle. Alimenté par la propagande d'Etat, des médias ignares et des courants politiques étatistes, un climat se crée où quiconque adopte une opinion qui diverge de la position officielle ou s'y oppose, est considéré comme un traître. Le langage politique ressasse la nécessité de laisser de côté les intérêts personnels et de serrer les rangs devant un ennemi commun ou en soutien au gouvernement, supposé l'unique autorité ayant à coeur les intérêts du pays, en réalité la seule force sachant réellement où se trouve l’ “intérêt du pays”.
Dans ce même billet Labib se référait à une tribune récemment publiée, où Amr Abdel Razek, qui collabore au site d'actualité DotMasr, expliquait que pour fonctionner, la future capitale nécessitait que pour y pénétrer chacun laisse ses idées personnelles à l'entrée. Les portes de la capitale ne doivent pas s'ouvrir à quiconque ne se soumettrait pas à ses lois spéciales ou viendrait y lancer des idées personnelles.
Labib rétorque :
Cette capitale nouvelle, symbole d'une vision neuve de l'Egypte, fait penser à une dystopie totalitaire où tous doivent se soumettre et abandonner toute notion d'intérêts personnels, d'idées dissidentes ou de discours individualiste. Hélas, l'opinion de l'auteur exprimée ci-dessus est largement reprise.
Ironiquement, cette idée est exprimée sur fond de marketing de l'Egypte comme une plaque tournante d'investissement et de développement économique dont l'intérêt personnel est le moteur. Pourtant un pays où la notion de capitalisme reste généralement pestiférée et les hommes d'affaires à la recherche du profit sont vus comme le mal ne peut guère être la plaque tournante d'autre chose que de l'économie en faillite qu'il connaît depuis un moment. Il ne faut certes pas confondre intérêt personnel et corruption, ni capitalisme de connivence, inévitables tant que l'Etat joue un rôle économique dominant. Un marché libre est un lieu d'innovation poussée par la concurrence, elle-même résultante d'intérêts divergents. C'est cela, avec la transparence et l'état de droit, qui attire l'investissement.
Et de conclure :
Il est temps que le discours public change en Egypte, pas seulement dans le contexte économique, où la notion de marché libre non inhibé par le pouvoir cherche encore sa place, mais aussi en général. Il n'y a pas d'Egypte sans les individus égyptiens qui en composent la population. Au lieu de balayer la diversité sous le tapis, les Egyptiens doivent entrer dans la phase complexe d'apprentissage de l'acceptation et de la gestion de leurs différences, ce qui leur permettra de jouir des avantages du pluralisme. C'est cela qui fonde la stabilité et garantit une croissance basée sur l'innovation et le progrès technologique. Aucun Etat ne peut créer un tel climat, cela relève des individus à la recherche de leurs intérêts propres dans le cadre d'une liberté de marché pour les biens et les idées, en vue de donner forme à l’ “Egypte, l'Avenir”. Telle est la leçon que devrait suivre le gouvernement s'il veut que l'Egypte ait un avenir plutôt que pas du tout.