Le culte des “saints voyous” au Venezuela, reflet de la violence dans le pays?

Effigies de «saints voyous» devant une de leurs tombes. Photographie prise sur le profil Facebook de El Malandro Ismael Sánchez. Figure principale de la Cour Malandra.

La croyance dans la continuité de la vie après la mort existe dans différentes sociétés et leur mode de pensée. C'est ainsi que les rites funéraires marquent le début d'une relation particulière entre les vivants et les morts. Cela est visible en Amérique Latine à travers la croyance dans les morts miraculeux, une figure magico-religieuse vénérée dans plusieurs pays de la région.

Pour Francisco Franco, historien vénézuélien et référence dans le domaine des études sur la religiosité populaire au Venezuela, les “morts miraculeux” désignent les personnes qui, après leur mort, rendent service aux vivants et accomplissent des miracles. Ces figures furent en général des personnages singuliers sans pour autant être extraordinaires ou se distinguer particulièrement des autres. Ceux qui sont aujourd'hui des morts miraculeux étaient auparavant essentiellement des gens ordinaires:

Los muertos milagrosos en América Latina van a ‘subvertir’ el modelo de los anacoretas y santos medievales, pues sus vidas, sus leyendas y la mayoría de sus rasgos no corresponden con este modelo de ascetismo, sino que, por el contrario, han tenido una vida llena de excesos.

Les morts miraculeux en Amérique Latine vont «subvertir» le modèle des anachorètes et des saints médiévaux car leur vie, leurs légendes et une grande partie de leurs caractéristiques ne correspondent pas à ce modèle d'ascétisme, bien au contraire, ils ont connu une vie pleine d'excès.

La Cour Malandra, ou Cour Calé, fait partie du culte de María Lionza, l'une des expressions populaires des croyances magico-religieuses les plus répandues au Venezuela. Ces pratiques reposent sur la vénération d'esprits miraculeux et sont divisées en groupes, qui sont classés selon une certaine hiérarchie et sont connus sous le nom de «cours». María Lionza forme avec Felipe le Noir et le Cacique Guaicaipuro les «Trois Puissances» qui sont la base fondamentale d'un ciel de déités que l'on suppose représenter également les bases du métissage entre les Blancs, les Africains et les indigènes au Venezuela.

Les cours peuvent être composées de personnages politiques, historiques ou religieux. Ainsi, par exemple, la Cour Libératrice est constituée de héros de l'indépendance du Venezuela, comme Simón Bolívar [fr], principal instigateur de ce mouvement historique. La Cour Céleste est quant à elle organisée autour des images de la tradition catholique. Le blog Spiritisme María Lionza présente une classification des cours et de ceux qui les composent.

La Cour Calé est constituée de «malandros», terme sous lequel on désigne les délinquants au Venezuela. Ces cultes sont plus visibles dans les quartiers urbains, qui ont connu depuis les années 70 une augmentation alarmante du nombre de morts violentes et dont les habitants ne se sentent pas protégés par les autorités. Pour les adeptes de ce culte, l'esprit des délinquants fait office d'intermédiaire entre les croyants et les faveurs divines. D'après les chercheurs qui se consacrent à ce phénomène, ces délinquants ont certaines caractéristiques en commun: ils étaient d'une certaine manière considérés de leur vivant comme des héros qui volaient pour le bénéfice de leur communauté.

Les disciples de ce culte peuvent se rendre sur les tombes, ériger des autels dans leur maison ou communiquer lors de cérémonies spéciales. Certains criminels se confient à ces esprits avant de commettre un délit. On les prie également pour qu'ils rendent plus accessibles des biens matériels comme des armes ou des motos. Les manières de vénérer ces esprits varient en fonction des disciples et des circonstances. Les délinquants ne sont pas les seuls à faire appel à eux. Les mères de famille cherchent par exemple à mettre leurs enfants sous la protection de ces esprits, en particulier la nuit, lorsque rentrer chez soi présente des risques importants dans les quartiers sensibles. De la même façon, elles se tournent vers les esprits lorsque leurs enfants sont en prison dans l'attente d'un procès. L'une des raisons pour laquelle les gens croient en ces médiateurs est l'idée que seuls ceux qui connaissent le monde de la violence et des balles sont capables de protéger les personnes qui y vivent.

Dans ce documentaire de Avila TV [en espagnol], les éléments clés du culte et ses origines sont exposés. Gonzalo Báez, président de ASOIFA (Association Civil Culturelle des Disciples d'Ifá) y raconte que, bien que les origines du terme «calé» soient peu claires, on pense que c'est un mot d'argot issu du milieu carcéral et utilisé par les prisonniers pour tromper leurs geôliers. Le documentaire explore aussi l'histoire de nombreux personnages centraux du culte et explique qu'une partie de la mission de ces esprits est d'éviter que d'autres s'engagent dans la même voie qu'eux.

Ofrendas

Pour obtenir des privilèges, on offre des armes blanches, de l'anis, du tabac et certaines drogues. Ces ex-voto[fr] comprennent des bougies qui permettent d'éclairer le passage des esprits à des niveaux supérieurs. La Cour Malandra est considérée comme une cour «de faible luminosité», contrairement à la Cour Céleste par exemple, qui se rapproche beaucoup plus de l'idéal spirituel chrétien. Capture d'écran du documentaire diffusé par Avila TV et disponible sur YouTube.

 Des hommages rendus à la Cour Malandra au cours desquels les esprits sont remerciés pour les faveurs accordées sont partagés sur les réseaux sociaux. Par exemple, cette vidéo partagée par Enrique Jiménez présente une séquence de photographies qui illustrent la vie quotidienne des quartiers et les espaces dans lesquels ce culte et ses pratiques font sens. La vidéo réunit nombre de symboles propres à la Cour Malandra. On y retrouve des ex-voto (ou offrandes), des autels, les statues des morts miraculeux et la musique qui accompagne généralement ces hommages : la salsa.

https://www.youtube.com/watch?v=57It9myLSn4

Sur Facebook, certains ont investi des espaces qui reflètent aussi ce culte. El Malandro Ismael Sánchez, la figure principale de cette cour a son profil Facebook. De nombreux fans y laissent des commentaires et des remerciements pour les privilèges accordés et la protection reçue. Sont également partagées sur ce profil des photographies de leurs tombes dans les cimetières et les rituels qui s'y tiennent. Les histoires de ces idoles populaires circulent aussi sur d'autres pages Facebook consacrées au culte de María Lionza et au spiritisme au Venezuela.

Certains adeptes de la Cour Calé partagent sur les réseaux de la musique composée par une autre de ses figures emblématiques, dans ce cas el Pavo Freddy [Freddy le Simplet], à qui Alma de Barrio a écrit cette chanson:

https://www.youtube.com/watch?v=foTnAoHXFHw

Y no te preocupes, que si tienes un problema, pónle ahí un cigarro, y le pones una cerveza. Cuéntale el problema, no te quedes tu dilema… Ese te resuelve, ese no te deja […] ¿Quieres que te indique el camino del bien? Invoca al Pavo Freddy, Corte Calé

Et ne t'en fais pas, si tu as un problème, mets lui un cigare et donne lui une bière. Raconte lui ton problème, ne garde pas pour toi ton dilemme… Il le résout, ne t'abandonne pas […] Tu veux qu'il t'indique le chemin du bien? Invoque Freddy le Simplet, Cour Calé

D'autre part, dans le documentaire Holy Thugs [Voyous Miraculeux, en anglais et diffusé par Vice], le sociologue Tulio Hernández, interrogé, donne à voir le sens profond de la popularisation de ce culte des morts miraculeux:

Los santos malandros son básicamente la manera que tienen los sectores populares directa o indirectamente involucrados con el momento trágico que vive Venezuela, [en el que] los que mueren fundamentalmente son los pobres; y entre los pobres los jóvenes, y entre los jóvenes, los hombres. Es una manera de cicatrizar [la] profunda herida que [representa] la pérdida de un sector importante de su juventud.

Les saints voyous sont tout simplement le moyen qu'ont les secteurs populaires directement ou indirectement concernés par la période tragique que traverse le Venezuela, [où] ceux qui meurent sont surtout les pauvres; et parmi eux les jeunes, et parmi les jeunes, les hommes. C'est une manière de cicatriser [la] blessure profonde que [représente] la perte d'un secteur important de la jeunesse.

Les histoires qui s'inscrivent dans le culte de la Cour Malandra et ses pratiques se sont également frayées un chemin dans le monde du cinéma et de l'art vénézuélien. On ne peut alors que constater que la culture de la violence est présente dans les expressions contemporaines du Venezuela. Dans le même temps, l'enracinement de cet imaginaire nous invite à questionner les éléments de base de ces pratiques populaires. Quelles sont les valeurs [promues] dans un contexte où l'on identifie des figures du crime comme protectrices? Peut-on y voir une conséquence directe de l'absence de l'Etat dans la vie quotidienne des classes populaires? Voilà en tout cas un exemple de la manière dont des groupes marginalisés sont contraints de chercher des voies de protection parallèles plus cohérentes avec le monde qui les entoure; et, pour beaucoup, il est à craindre que ces expressions ne se limitent pas aux pratiques religieuses mais trouvent un écho dans la construction des structures du pays, de ses pratiques sociales et de ses représentants.

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