La question de l'identité continue à tarauder la Bosnie-Herzégovine vingt ans après la fin de la guerre

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Photo de Mirko Pincelli pour le projet média de PCRC/PINCH ‘’Roms de Bosnie’’. Utilisée avec autorisation.

Tatjana Milovanović explore les identités nationales, ethniques et individuelles dans la Bosnie-Herzégovine de l'après-guerre dans cet article initialement publié sur le site Balkan Diskurs, dirigé par le Centre de recherche Post-Conflit à Sarajevo, qui a obtenu en 2014 le soutien de Rising Voices. Il est repris ici dans le cadre d'un accord de partage de contenus.

Si vous demandiez dans les années 1990 à mes grands parents de quel pays ils étaient, ils répondaient qu'ils étaient Yougoslaves et Bosniens.

Mon grand-père se serait probablement mis à évoquer, nostalgique, le passé, et se rappellerait comment, policier en 1984, il était allé travailler à Sarajevo pendant les Jeux Olympiques d'hiver, ou comment c'était au Kosovo dans les années 70. Ma grand-mère aurait immanquablement expliqué à quel point “Borac”, une fabrique d'habillement dans le village de Banovići, en Bosnie, était le meilleur collectif où elle ait travaillé et quelles excellentes sorties éducatives on y faisait. Oui, ils étaient Yougoslaves, et en même temps, Bosniens.

Posez-leur la même question aujourd'hui, et ils ne sauront que répondre, et même éviteront généralement de parler de ce temps. Grand-mère dit que ça ne sert plus à rien de parler, car le meilleur de sa vie est depuis longtemps derrière elle, ce qui lui reste aujourd'hui dans ce pays n'est que survie.

La constitution de la Bosnie-Herzégovine dit que tous les citoyens de la Fédération de BiH et de la Republika Srpska sont automatiquements citoyens de Bosnie-Herzégovine. Le fait est que nous tous, en tant que citoyens de BiH (Bosnie-Herzégovine), sommes porteurs d'un passeport, et d'autres papiers d'identité, avec le blason d'un seul pays et la marque d'une seule citoyenneté.

En discutant avec une lycéenne de Kladanj, une bourgade du Nord-Est de la Bosnie, je me suis rendue compte que même aujourd'hui [les jeunes] sont incapables d'expliquer à [leur] grand-père qu'ils sont des Bosniaques, une ethnie de Slaves du Sud dans la Bosnie-Herzégovine ; ils se disent mordicus Bosniens sans se connaître d'autre identité nationale.

Les générations antérieures à la guerre des années 1990 avaient grandi sous le mot d'ordre de “fraternité et unité” dans l'ex-République socialiste de Yougoslavie et on leur avait généralement inculqué de refouler leur identité ethnique et religieuse pour le bien de la société.

C'est vrai, quand je pense au pays dans lequel je vis, à considérer autant son histoire que l'époque où il évolue actuellement, je ne peux que m'interroger : que veut dire être Bosnien et Herzégovinien en Bosnie-Herzégovine, et une telle identité existe-t-elle ?

Comme j'ai grandi après la guerre en Bosnie-Herzégovine, mon identité ethnique et nationale a toujours tenu du dilemme pour moi. Appartenant à une famille privilégiant la tradition orthodoxe, j'étais tout de suite vue comme une Serbe, pas de dilemme là-dessus pour tout le monde sauf moi, car je sentais toujours que quelque chose manquait.

A young man reminisces on better days of the former Yugoslavia while vieweing a portrait of Yugoslav leader Josip Broz Tito. Charichature by Chloe Gaillard for Balkan Diskurs.

Un jeune homme est nostalgique du bon vieux temps de l'ex-Yougoslavie en regardant un portrait du Maréchal Tito qui en était le chef. Caricature de Chloé Gaillard pour Balkan Diskurs.

Les symboles ethniques ont pris une telle importance en Bosnie-Herzégovine que j'ai parfois l'impression que nous vivons en des temps reculés de divisions tribales, où les couleurs et insignes de la tribu conditionnaient la survie. A une époque où les hommes politiques parlent ouvertement, dans les grands médias, de ne pas reconnaître la capitale de ce pays, de renforcer les entités et de créer des régions indépendantes, je me demande s'il y a une vie et une survie possibles hors de l'appartenance ethnique.

Ce qui inquiète le plus les jeunes en BiH est l'impossibilité de trouver un travail et le manque d'argent qui en résulte. Ce sont ces problèmes qui poussent, quotidiennement, un grand nombre de jeunes gens à vouloir rechercher le bonheur au-delà des frontières de la BiH. Les difficultés de la vie quotidienne hors des bornes de son groupe sont matérialisées par les nombreux exemples d'emplois destinés à remplir des quotas ethniques, et la tradition d'embauches sur les “lignes du parti”. Considérant que 80 % des partis politiques ont des noms à symboles ethniques, on voit les dimensions du problème auquel ce pays fait face.

Il semble parfois vain de discuter de l'existence d'un pays Bosnie-Herzégovine, dont les citoyens se déclarent plutôt membres d'un groupe quelconque que citoyens. Y a-t-il vraiment un pays dont l'existence est niée par ceux qui en ont le passeport ? Est-ce possible que seul un vieillard de Kladanj s'en souvienne ? Pourquoi ne pouvons-nous pas tous être opiniâtres et empêcher qu'on nous vole ce qu'ont été nos grand-parents ? Pourquoi essayons-nous continuellement d'oublier d'où nous venons, et dans quelles frontières nous vivons ? Nous ne pouvons pas oublier notre religion et notre appartenance ethnique, parce qu'elles renferment l'individualité et l'histoire de nos familles et de nos ancêtres. Mais nous devons aussi nous tourner vers une priorité peut-être encore plus haute, la vie côte-à-côte de toutes les ethnies et religions à l'intérieur de ces frontières d'Etat. Ne serait-ce pas mieux si nous nous disions appartenir à un groupe plus large et au final être fiers d'être Bosniens et Herzégoviniens ?

Certes, ces notions de “fraternité et unité” peuvent sembler trop idéalistes voire impossibles aujourd'hui, mais si vous pensez qu'elles sont au moins un peu nécessaires, et si vous leur trouvez une logique, tout n'est pas perdu. Cela peut sembler fou parfois, et même un peu naïf, mais je pense que tous les citoyens de BiH ont une ressemblance avec le vieil homme de Kladanj.

Etre de Bosnie-Herzégovine aujourd'hui, c'est être en colère et amer contre le système politique du pays. C'est vivre dans des collectivités économiquement instables, lutter chaque jour pour l'existence et se battre pour des “lendemains meilleurs”. Mais c'est aussi être fiers quand nos athlètes remportent une médaille ou que Sarajevo gagne le concours des 100 meilleures destinations touristiques. Etre de Bosnie-Herzégovine c'est éprouver de l'amour et une appartenance, et les porter toujours et partout.

1 commentaire

  • Dikic

    Notre patrie c’est l’humanité !
    Par delà les frontières, c’est le seul combat auquel on doit s’attacher car cela dépasse totalement tout autant les nationalistes en Bosnie que les chefs d’états européens.
    Le premier chantier devrait aller plus loin que l’ex-Yougoslavie pour commencer à créer de vrais états-unis d’Europe…

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