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Sénégal & Tchad: Hissène Habré, un procès inimaginable en d'autres temps

Catégories: Afrique Sub-Saharienne, Sénégal, Tchad, Cyber-activisme, Droit, Droits humains, Ethnicité et racisme, Gouvernance, Médias citoyens, Politique
Capture d'écran de la vidéo d'Hissen Habré au tribunal [1]

Capture d'écran de la vidéo d'Hissen Habré au tribunal

Bien que suspendu et renvoyé jusqu'en septembre, après seulement deux jours d'audition, le procès contre l'ancien dictateur du Tchad, Hissène Habré [2], ouvert le 20 juillet 2015, à Dakar, constitue une première dans la justice internationale, et africaine en particulier. Le dictateur tchadien a comparu devant les Chambres africaines extraordinaires au Sénégal. Il est accusé de crimes contre l’humanité, torture et crimes de guerre.

Tchad : Procès Habré - la justice fait enfin son chemin. Source: makaila.over-blog.com

Tchad : Procès Habré – la justice fait enfin son chemin. Source: makaila.over-blog.com

TRIAL (Track Impunity Always [3]), une association basée à Genève donne quelques éléments qui expliquent [4] la nature impitoyable du régime instauré par M. Hissène Habré après sa prise de pouvoir le 7 juin 1982:

Pendant les huit années du régime d’Hissène Habré, de nombreux témoignages font état d’arrestations collectives, de meurtres de masse, de persécutions à l’encontre de différents groupes ethniques dont il percevait les leaders comme des menaces à son régime, notamment les Sara et d’autres groupes sudistes en 1984, les Arabes, les Hadjaraï en 1987 et les Zaghawa en 1989. Une Commission d’Enquête du Ministère tchadien de la Justice, établie par le Président Déby, a ainsi accusé, en 1992, le gouvernement Habré de 40 000 assassinats politiques et de torture systématique. La plupart des exactions auraient été perpétrées par la police politique de Habré, la Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS), dont les directeurs ne rendaient des comptes qu’à Hissène Habré et appartenaient tous à sa propre ethnie, les Goranes….

Le 1er décembre 1990, après une année de rébellion, le Front Patriotique du Salut, force rebelle menée par le Président Idriss Déby, chasse Hissène Habré du pouvoir. Les portes des prisons de sont alors ouvertes et des centaines de prisonniers politiques qui étaient détenus dans différents centres de détention secrets de la capitale du Tchad ont été libérés.

Le nouveau chef de l'état, qui est toujours au pouvoir, est M. Idriss Déby Itno, qui avait occupé des postes de hautes responsabilités aux cotés du dictateur, dont celui de conseiller pour la défense et la sécurité [5] et de chef d’état major de l’armée [6].

Pourtant, le Président Idriss Déby institue la “Commission d’enquête sur les crimes et détournements commis par l’ex-Président, ses co-auteurs et/ou complices”. Dans son analyse de ce rapport rendu public en mai 1999, TRIAL relève [4] que:

Ce rapport dénonce la réhabilitation de nombreux membres de la DDS à des postes clefs de l’administration ainsi qu’au sein de l’appareil sécuritaire de l’Etat tchadien….

Cette Commission d’Enquête a été l’une des seules commissions de ce type à s’être intéressée au soutien d’une ou de plusieurs puissances étrangères apporté aux abus commis par un régime national. Le rapport a révélé que les Etats-Unis avaient été le principal soutien financier, militaire, matériel et technique de la DDS. Ce même rapport a établi que certains conseillers américains étaient reçus régulièrement par le directeur de la DDS afin de le conseiller ou d’échanger des informations. Le rapport a également accusé la France, l’Egypte, l’Irak et le Zaïre d’avoir aidé à financer, former et équiper la DDS. La Commission d’Enquête a non seulement inclus dans son rapport les noms des principaux agents de la DDS mais a inséré également leurs photographies.

La Fédération internationale des ligues des droits de l'homme présente [7] sur son site, de manière détaillée, la chronologie des évènements qui ont abouti à ce procès.

Pour qu'il voit le jour, il a fallu relever plusieurs défis: vaincre le manque de volonté politique et les réticences des dirigeants africains, trouver le financement et un lieu pour sa tenue. Dans une analyse publiée sur lefaso.net, Relwendé Auguste SAWADOGO rappelle les défis d'ordre juridique et politique qui ont provoqué l'enlisement de toute l'affaire, sous la présidence du M. Wade au Sénégal. Il écrit dans son analyse [8]

On a tout l’air que plus l’on s’approche du procès, plus il y a des manoeuvres pour ne pas y arriver. Et l’on ne peut, dans ces conditions, s’empêcher de s’interroger sur la volonté réelle du Sénégal, et partant, des chefs d’Etat africains, de tenir ce procès. L’analyse de cette situation d’impossible procès amène à considérer que le problème réside plus dans une absence de volonté que dans une insuffisance de moyens financiers et juridiques. On a affaire à une justice qui cherche désespérément ses marques et cela s’explique, entre autres, par le fait que beaucoup de dirigeants africains voient leur propre image derrière celle de l’ex-chef de l’Etat tchadien.

En plus de l'opiniâtreté des collectifs des victimes, ce procès n'aurait pas pu voir le jour sans l'entêtement de M. Reed Brody [9], conseiller juridique et porte-parole de Human Rights Watch, fort de l'expérience acquise dans les affaires d’Augusto Pinochet [10] et de Jean-Claude [11]Baby [11] Doc [11]” Duv [11]alier [11] [12].

Dans un article paru sur le site d’ICTJ [13] puis traduit et publié sur le site Human Rights Watch, Reed Brody décrit les raisons [14] qui confèrent à ce procès une importance particulière:

Avec le procès de Hissène Habré, les tribunaux d’un Etat (le Sénégal) vont, pour la première fois, juger l’ancien dirigeant d’un autre Etat (le Tchad) pour des supposées violations des droits de l'Homme. Ce sera également la première fois que l’utilisation de la compétence universelle aboutit à un procès sur le continent africain. La “compétence universelle” est un concept de droit international qui permet à des tribunaux nationaux de poursuivre l’auteur ou les auteurs des crimes les plus graves commis à l’étranger, quelle que soit sa nationalité ou celle des victimes.

Quelles sont les Chambres africaines extraordinaires (CAE)* devant lesquelles comparait le dictateur? Reed Brody [9] l'explique:

Les Chambres africaines extraordinaires ont été inaugurées par le Sénégal et l’Union africaine en février 2013 pour poursuivre “le ou les principaux responsables” des crimes commis au Tchad quand Habré était au pouvoir, soit entre le 7 juin 1982 et le 1er décembre 1990. Créées au sein des juridictions sénégalaises, les Chambres appliquent le droit pénal international ainsi que le Code de procédure sénégalais. Elles sont divisées en quatre niveaux : une Chambre d’Instruction, une Chambre d’Accusation, une Chambre d’Assises et une Chambre d’Appel.  Habré a été inculpé le 2 juillet 2013 par les quatre juges d’instruction des Chambres africaines extraordinaires puis placé sous mandat de dépôt. Le 13 février 2015, après une instruction de 19 mois, les juges ont conclu qu’il y avait suffisamment de preuves pour que Habré soit jugé.  Le président de la Chambre d’accusation est Gberdao Gustave Kam, du Burkina Faso. Il siègera aux côtés de deux magistrats sénégalais expérimentés, Amady Diouf et Moustapha Ba.

Ce procès qui a couté 7 milliards de FCFA [15], mobilise un grand intérêt au niveau africain et international. En effet, une semaine avant son ouverture, les CAE avaient reçu 181 demandes d’accréditation de la part de 79 journalistes sénégalais, 97 venus de l'étranger, ainsi que cinq réalisateurs et producteurs de films et de documentaires.

Il est possible de suivre le procès Habré en direct en ligne, sur le site de la CAE. [16]

Il aurait été inimaginable de voir un tel procès en d’autres temps en Afrique. Il démontre que l'accès des citoyens aux NTIC,  le courage de certains magistrats, des groupes de défense des droits humains au niveau national et international, ainsi que l’émergence d’une nouvelle classe de dirigeants politiques africains plus soucieux du respect des constitutions, rendront l'impunité de plus en plus difficile.

*Pour en savoir plus sur les CAE et suivre leurs publications, cliquer ici [17].