Cet article de Sophia V. Schweitzer a été initialement publié sur Ensia.com, un magazine qui présente des solutions environnementales concrètes au niveau international. Il est reproduit ici dans le cadre d'un accord de partage de contenus.
Le 24 juin 2015, une cour de La Haye a ordonné au gouvernement néerlandais d'agir plus rapidement pour remplir sa mission de protection de ses citoyens contre les effets du changement climatique. C'est la première fois que la question est légalement déclarée obligation d'Etat, en dépit des arguments selon lesquels la solution au problème climatique global ne dépend pas des efforts isolés d'un pays. La décision s'est appuyée sur différentes branches du droit, et plus particulièrement des droits humains. En effet, cela rend le gouvernement néerlandais responsable des émissions de gaz à effet de serre sur son propre territoire, un dénouement dont les autres pays devraient aussi tenir compte.
Selon la cour, le gouvernement doit s'assurer que les émissions néerlandaises seront en 2020 au moins 25 pour cent plus basses que celles de 1990 — le chiffre qui, si l'on se réfère au Cinquième Rapport d'Evaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat [en français], s'impose dans les pays industrialisés pour que le réchauffement planétaire ne dépasse pas 2 degrés Celsius et pour éviter les pires conséquences du changement climatique. Les responsables politiques néerlandais ont prévu de réduire leurs émissions jusqu'à 17 pour cent dans les cinq prochaines années.
«Notre exemple montre aux dirigeants politiques qu'ils ne peuvent laisser le changement climatique se produire. Ils ont le devoir d'agir, que ce soit légalement ou moralement», affirme Dennis van Berkel, conseiller juridique à la fondation Urgenda, qui, avec le soutien d'environ 900 coplaignants, a engagé une action en justice.
Les Néerlandais, dont le pays se situe largement en-dessous du niveau de la mer, ont des raisons de s'inquiéter du changement climatique. Mais ils vivent dans un pays qui dispose des ressources pour s'adapter. Les habitants des pays pauvres, qui ont moins contribué au changement climatique et sont souvent également moins bien préparés à y répondre, devraient le plus en souffrir. Selon van Berkel, c'est pour eux que la victoire néerlandaise est cruciale. «Les droits de nos coplaignants sont fondamentaux, mais les gens qui vivent en-dehors des Pays-Bas seront encore plus touchés par le changement climatique», dit-il. «La décision rendue encouragera d'autres personnes à se référer aux droits humains en ce qui concerne les dangers du changement climatique.» Ce qui amène la question: la décision de la cour néerlandaise marque-t-elle un tournant dans le monde entier?
Des droits humains aux politiques
En 2008, le Conseil international pour l'étude des droits humains à Genève, en Suisse, a écrit dans un rapport sur le changement climatique et les droits humains: «Sur le plan légal, les droits humains des individus doivent être vus en termes d'obligations d'Etat.» Mais le monde est depuis longtemps aux prises avec les traités internationaux concernant de telles obligations; du Protocole de Kyoto en 1997 à la Conférence récurrente des parties en passant par les réunions de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (COP), des efforts considérables ont été entrepris pour faire avancer les choses, notamment parce que les décisions politiques n'ont pas suivi le rythme des promesses faites.
Conscients de ce fossé, des citoyens ont tenté de mener des actions en justice contre des responsables politiques, mais cela n'a rien donné jusqu'au procès Urgenda (un mot-valise pour «agenda urgent»). En 2005, par exemple, le Conseil circumpolaire inuit a déposé une requête auprès de la Commission interaméricaine des droits humains, basée à Washington DC, affirmant que le réchauffement climatique causé par les émissions de gaz à effet de serre aux Etats-Unis violait le droit des peuples inuit à maintenir leur mode de vie traditionnel en raison de la destruction de l'environnement arctique. Mais la commission a rejeté la plainte pour absence de preuves suffisantes.
D'après Wim Voermans, professeur de droit constitutionnel à l'Université de Leiden aux Pays-Bas, «les obligations sont claires.» «Mais quand elles ne sont pas respectées, les citoyens ont-ils alors la possibilité de déposer une réclamation au motif que c'est l'inaction d'un pays qui les met en danger? Voilà tout le défi. … Il est difficile d'établir des causes directes dans les poursuites au civil.»
En 2008, le village de Kivalina, en Alaska, a intenté un procès à plusieurs grandes entreprises du secteur de l'énergie, faisant valoir que le réchauffement climatique avait entraîné la réduction de la formation de glace en mer, ce qui avait forcé le village à être déplacé. L'affaire a été classée sans suite en raison du règlement judiciaire selon lequel ce sont les pouvoirs exécutif et législatif, et non les tribunaux, qui doivent prendre les décisions portant sur les niveaux tolérés d'émissions de gaz à effet de serre.
«Le véritable problème est, qui détient ce pouvoir?» s'interroge Michael Gerrard, directeur du Centre Sabin pour une législation sur les changements climatiques à la faculté de droit de l'Université de Columbia. «Qui est en charge de l'élaboration des politiques climatiques? Pour faire simple, tous les juges ont répondu, pas moi. Avant le procès Urgenda, aucune cour n'avait vraiment endossé ce rôle.»
Les tribunaux n'ont cependant pas toujours été peu disposés à prendre leurs responsabilités. En 2006-2007, le Massachusetts a intenté une action en justice contre l'Agence pour la protection de l'environnement des Etats-Unis (APE), qui avait refusé d'intégrer le dioxyde de carbone comme polluant dans la loi sur l'air pur (Clean Air Act) de 1970. L'agence a prétendu que toute tentative de régulation des gaz à effet de serre pourrait être un frein aux stratégies potentielles de la Maison Blanche. La Cour Suprême en a jugé autrement. S'il s'agissait d'une décision importante, «la cour n'a pas défini de politique,» explique Gerrard. «Elle a juste dit, c'est le travail de l'APE.»
Parallèlement, les tribunaux de différents pays ont des visions divergentes quant à leur marge de manœuvre. Dans le cas des politiques environnementales, les juridictions choisissent parfois de se prononcer en faveur de la population. En 2001, par exemple, la Cour suprême indienne a décrété que tous les bus de Delhi devaient passer du diesel au gaz naturel, ce qui a eu un impact profond sur la qualité de l'air. C'était une décision importante, mais il n'y a pas eu de débat sur le changement climatique.»
Face à cette impasse entre des gouvernements qui cherchent à échapper à leurs responsabilités et des tribunaux qui préfèrent ne pas intervenir, des universitaires et avocats du monde entier ainsi que des juges éprouvent un malaise grandissant. Certains d'entre eux se sont finalement réunis pour déterminer si le changement climatique est réellement un objet de litige dans le droit actuel, en particulier dans le droit international et portant sur les droits humains, les législations nationales sur l'environnement et, dans une moindre mesure, dans le droit de la responsabilité civile. Ils en ont conclu que la réponse était oui. «Des principes pérennes relatifs aux droits de la personne et à la protection de l'environnement sont menacés par le changement climatique,» observe Gerrard. «De notre point de vue, le droit devrait pouvoir être en mesure de faire face à cette grave menace.»
Les discussions au sein du groupe, qui ont duré plusieurs années, ont mené le 1er mars 2015 au lancement des principes d'Oslo sur les obligations en matière de changements climatiques globaux. Fondés sur les lois en vigueur et sur les conclusions du GIEC concernant le seuil de 2 degrés Celsius, et élaborés par des spécialistes issus de juridictions nationales et internationales, d'universités et d'organisations de toutes les régions du monde, les principes cherchent à mesurer l'étendue des obligations légales relatives au changement climatique. «Nous instruisons actuellement des juges du monde entier sur l'existence de ces principes,» précise Gerrard, qui les a coécrits. «Nous espérons que des juges de différents pays auront recours aux grandes lignes de ces principes et que les tribunaux s'y référeront.»
L'affaire Urgenda a débuté avant que les principes ne soient établis, et a été influencée par un livre intitulé Revolution Justified [Révolution justifiée]. Cet ouvrage écrit par Roger Cox, l'un des avocats qui représentaient Urgenda, étudie la manière dont les tribunaux peuvent jouer un rôle dans la résolution des questions énergétiques. Cependant, au fur et à mesure que le procès avançait, il s'est appuyé en partie sur les principes d'Oslo, en mettant en relation différentes branches du droit et l'expertise du GIEC. D'après Gerrard, le verdict Urgenda a été «la première décision jamais rendue dans le monde par une cour de justice ordonnant à des Etats de limiter leurs émissions de gaz à effet de serre pour des raisons autres que [celles liées à] leur mandat tel qu'il est prévu dans la loi».
Monter en puissance
Pendant ce temps, de nouvelles découvertes scientifiques continuent d'affluer. La revue Nature a révélé en février que les émissions de carbone issues de la fonte du permafrost allaient accélérer le changement climatique, une information qui n'est pas développée dans les rapports actuels du GIEC. Avec chaque découverte de ce type, l'objectif de ne pas dépasser une hausse de 2 degrés Celsius devient plus difficile. «Nos résultats ajoutent une pression supplémentaire à la nécessité d'agir», déclare Kevin Schaefer, scientifique au Centre national de données sur la neige et la glace de l'Université du Colorado, qui a contribué à l'article de Nature. «Il existe un sentiment d'urgence. Les répercutions des émissions de carbone sont un processus irréversible, un véritable point de non-retour.»
Mais ce n'est pas le manque de preuves scientifiques qui a constitué la pierre d'achoppement de l'action en faveur du climat dans les décennies qui ont suivi l'identification du problème par les scientifiques. La décision d'Urgenda pourrait permettre de s'engager dans une nouvelle voie car elle fait jurisprudence en établissant que des réductions concrètes ne peuvent attendre. Si la sentence n'est pas contraignante pour les autres pays, elle montre l'exemple et, à ce titre, est un événement majeur dans le monde.
«Nous espérons que la dynamique créée est suffisamment importante pour que de nombreux pays se sentent responsables», lance Gerrard.
La voie de l'engagement
Cela ajoute une nouvelle pièce au puzzle alors que les Etats s'apprêtent à se réunir à Paris lors de la COP 21 en novembre prochain — une pièce dont ils devront probablement s'occuper avant car des avocats du monde entier sont poussés à porter des affaires similaires en justice. «Personne ne s'attend à ce que les engagements pris lors de la COP 21 soient suffisants pour éviter les dangers du changement climatique», relève van Berkel. «Mais, après la COP 21, il faudra absolument que les pays maintiennent leur engagement à faire le nécessaire. Les procédures judiciaires semblables à la nôtre vont jouer un rôle déterminant en cela.» Aucun événement n'a encore été programmé à Paris pour débattre des principes d'Oslo, mais Urgenda organise une marche d'Utrecht à Paris à partir du 1er novembre pour attirer davantage l'attention sur la nécessité d'une action de lutte contre le changement climatique.
Un procès citoyen semblable à celui d'Urgenda se déroule actuellement en Belgique [en français], et un autre doit bientôt se tenir en Norvège. La décision d'Urgenda peut encore faire l'objet d'un appel, et les futurs procès pourraient se conclure par une victoire ou un échec. Quoi qu'il en soit, chacun contribuera à modifier l'air du temps pour créer le sentiment que le changement climatique et les droits humains ne vont pas l'un sans l'autre, affirme Bill McKibben, fondateur de la campagne pour le climat 350.org, qui, entre autres initiatives, a mené la campagne de désinvestissement des énergies fossiles dans les universités et autres institutions. «Ils diffuseront en permanence le message de Desmond Tutu: le changement climatique est la crise des droits humains de notre temps.»
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