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Embargo et destruction : La Russie en guerre contre les fromages occidentaux

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Europe de l'ouest, Russie, Alimentation, Humour, Médias citoyens, Relations internationales, RuNet Echo
A Boston Tea Party of sorta, brought to you by Vladimir Putin. Image edited by Kevin Rothrock.

La Boston Tea Party, version Poutine. Photo-montage de Kevin Rothrock.

Sur oukase [1] de Vladimir Poutine, la Russie s'est embarquée dans une campagne de destruction des produits alimentaires sous embargo confisqués sur son territoire. Ecrasement au bulldozer, incinération et enfouissement se font devant les caméras, un spectacle supposé traduire la volonté de Moscou de punir les producteurs agro-alimentaires étrangers pour les sanctions occidentales contre la Russie, et une démonstration de force de son auto-suffisance vis-à-vis des importations d'Europe et d'Amérique du Nord. RuNet Echo a réuni quelques unes des blagues et déclarations les plus émouvantes du Twitter russophone sur cette nouvelle guerre de la nourriture illicite.

De nombreuses plaisanteries sur l'éradication des produits alimentaires importés et confisqués jouent sur l'imagerie, sacrée en Russie, de la deuxième guerre mondiale, cultivée à dessein par le Kremlin ces dernières années dans sa confrontation avec l'Occident sur l'avenir de l'Ukraine. La destruction de nourriture fait l'objet de moqueries (les internautes substituent aux héros soviétiques des morceaux de fromage), et suscite la colère (l'idée de gaspiller la nourriture dans un pays où les souvenirs de famine restent vivaces offense beaucoup de monde).

Alors que de nombreuses mesures du gouvernement russe semblent pensées pour exploiter la mémoire de la deuxième guerre mondiale, en encourageant le patriotisme pour faire accepter des sacrifices au pays, la décision de Poutine d'incinérer, écraser et enfouir par centaines de tonnes de la bonne nourriture colle mal avec le respect usuel des souvenirs de la guerre. De fait, à passer en revue les tweets les plus repris sur la nouvelle politique alimentaire de la Russie, on ne peut que constater la discrétion des sympathisants du Kremlin la semaine passée. Jusqu'à présent, ce sont les critiques qui jouissent d'un quasi monopole sur le sujet, du moins sur Twitter.

La troisième guerre mondiale, c'est la bataille contre fromages et autres

L'image suivante revisite le fameux tableau représentant Zoïa Kosmodemianskaïa [2], l'héroïne soviétique révérée, pendue par les nazis :

L'interrogatoire d'une parmesane [jeu de mot sur “partisans”—les résistants russes qui combattaient l'occupation nazie]. Huile sur toile, Moscou 2015.

Alexeï Venediktov, le rédacteur en chef d’Echo de Moscou, la dernière radio indépendante russe encore debout, s'est étonnée que les anciens combattants russes de la deuxième guerre mondiale tolèrent cette nouvelle politique gouvernementale de destruction de nourriture importée. Venediktov compare le relatif silence d'aujourd'hui au scandale [5] de janvier 2014 qui a presque tué la télévision indépendante TV Dojd, quand celle-ci a demandé à son auditoire si Léningrad aurait dû capituler plutôt que de subir un siège qui a fait mourir de famine des centaines de milliers d'habitants.

Les anciens combattants qu'indignait la question [de TV Dojd] sur le blocus [de Léningrad] sont indifférents à la destruction des aliments [importés]. C'est quoi ?

Personnalité des médias penchant généralement pour le Kremlin, Vladimir Soloviev, qui s'aventure parfois à critiquer le pouvoir (il a récemment taxé d’ “incompétence” les officiels qui nient la crise économique en Russie), a été aussi choqué que Venediktov :

Je ne comprends pas que dans un pays ayant survécu à une épouvantable famine et aux affreuses années d'après la révolution, l'on puisse détruire des produits alimentaires.

Le caricaturiste politique Sergueï Elkine s'est amusé quant à lui de l'aspect militaire de la “guerre” totale de la Russie contre la nourriture sous embargo :

D'autres ont partagé les souvenirs personnels de proches qui ont combattu pendant la guerre, et comment cela a façonné leur attitude vis-à-vis de la nourriture :

Mon arrière grand-père me tapait sur la tête avec une cuiller quand je jouais ne serait-ce qu'une seconde avec la nourriture à table. J'imagine la raclée qu'il donnerait à Poutine aujourd'hui.

Dites non (aux importations laitières illicites)

Sur un ton peut-être plus badin (ou peut-être pas), de nombreux internautes ont blagué que la méthode russe contre la nourriture illégalement importée paraît plus intraitable que celle pour combattre les drogues illicites :

Curieux que personne n'ait encore jamais eu l'idée d'installer des équipements d'incinération des stupéfiants de contrebande. Le fromage, voilà le véritable mal.

A propos, dans notre pays on n'incinère pas ni n'écrase au bulldozer la drogue en public.

A quoi reconnaître que votre enfant fait usage de parmesan.

Buvez du lait !

Parmi les internautes russes évoquant l'opération de destruction de nourriture, nombreux sont ceux qui disent leur honte de voir leur pays gâcher de grosses quantités de produits comestibles pour des raisons politiques. Un plan précédent consistant à alimenter le bétail avec la nourriture confisquée plutôt que de la détruire, a produit les mêmes réactions :

“Les services vétérinaires et phytosanitaires de la Fédération de Russie projettent de nourrir le bétail avec les produits sanctionnés”. Ça dit tout de l'Etat russe contemporain.

Le pays est devenu complètement maboul, c'est sûr. Hélas. [Le titre : “Une riche récolte—Notre réponse à l'Occident ?”]

Boston Tea Party version pétrole

Alors qu'en Russie la hausse des prix alimentaires et la récession économique promettent de durer encore quelques mois pour le moins, beaucoup d'internautes pensent que le pays ne peut se permettre d'enfouir ou brûler une nourriture de plus en plus hors de portée de nombreux foyers. Le compte Twitter satirique très suivi “KermlinRussia” a plaisanté que les Russes pourraient tomber de haut si les réserves publiques (destinées à équilibrer le budget quand le prix du pétrole baisse) venaient à se réduire encore :

Les gens vont maintenant prendre du recul sur ces informations à propos de la nourriture [importée] et demander : Mais où sont les dollars et les euros du Fonds de stabilisation ? Et Poutine dira : Ah, je Ies ai aussi incinérés.

Protection des consommateurs

D'autres ont blagué que les producteurs agro-alimentaires locaux (en l'occurence, de fromage) se frottent sûrement les mains de la répression des importations, qui élimine la concurrence européenne et leur permettra d'appliquer des normes sanitaires plutôt laxistes :

Les fromagers d'Omsk se réjouissent de la destruction du bon fromage et vous passent à tous le bonjour directement de la cuve.

Une nation frugale

Certaines allusions concernent un passé russe plus récent que la deuxième guerre mondiale. L'échec retentissant de Mikhaïl Gorbachev à faire baisser la consommation d'alcool a inspiré quelques saillies sur l'effort supposé de Poutine pour réduire celle de nourriture :

Le pays a accompli un long chemin : du “NE BUVEZ PAS” des débuts de Gorbachev au “NE MANGEZ PAS” du Poutine tardif.

Tu es fait, fromage

D'autres blagues parodient la rhétorique politique russe de ces derniers temps, fortement anti-occidentale, souvent sur le terrain des moeurs. Le compte “Tout va mal” a caricaturé ce que dirait un patriote russe en colère aux monceaux de fromage européen écrabouillé et brûlé dans les décharges de tout le pays :

BIEN FAIT POUR TOI SALAUD DE FROMAGE, MAUDIT FROMAGE DE L'EUROPE RICAINE, BRÛLE EN ENFER FROMAGE

Les enfants de l'élite au travail

Dans un mélange de souvenirs de la deuxième guerre mondiale et de critique de l'élite russe contemporaine (connue pour fulminer contre la décadence de l'Europe tout en envoyant ses enfants étudier et vivre en Occident), KermlinRussia a plaisanté que ces jeunes pourraient être enfin être mis au service du pays depuis l'étranger :

La Russie va créer des groupes de sabotage avec les enfants des députés et des bureaucrates, qui s'activeront à détruire sur le territoire de l'ennemi les produits sanctionnés.

Priorités

Les tonnes de nourriture écrasées et enfouies ont rappelé à certains utilisateurs de Twitter les soldats tués en Ukraine, réexpédiés dans leurs villes d'origine en Russie. Le secret qui enveloppe ces morts était le sujet de l'enquête menée par Boris Nemtsov avant son assassinat. Un article basé sur ses découvertes a été publié à titre posthume.

La Russie, le pays où on enterre les soldats furtivement et honteusement, et le fromage, en grande pompe et avec fierté.

Opportunités

A la manière d'une petite annonce informelle gribouillée dans des toilettes publiques (“pour un moment agréable”), ou d'un musicien à la recherche d'engagements, des commerçants en fromage entreprenants (ou, plus probablement, des plaisantins inventifs) cherchent déjà à se positionner sur le marché noir des nourritures européennes prohibées :

J'attendais l'apparition de ce genre de publicité, nous y voilà…