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En Tunisie, l'anti-terrorisme au prix des libertés

Catégories: Afrique du Nord et Moyen-Orient, Tunisie, Censure, Cyber-activisme, Droit, Droits humains, Liberté d'expression, Manifestations, Média et journalisme, Médias citoyens, Politique, Advox

Le gouvernement tunisien réduit les droits civiques et politiques dans son combat contre l'offensive du radicalisme islamiste, après l'attentat terroriste le plus sanglant de l'histoire du pays.

Le 26 juin, 38 touristes étrangers sont morts après qu'un homme armé, Seifeddine Rezgui, a ouvert le feu sur les baigneurs d'une plage dans la ville de Sousse. Trois mois plus tôt,  21 touristes et un policier avaient été tués dans une attaque au Musée du Bardo dans la capitale Tunis. L'auto-proclamé Etat islamique (EI) a revendiqué les deux attentats.

Depuis 2011, des dizaines de militaires et de policiers ont perdu la vie dans des attaques de groupes affiliés à Al-Qaida au Maghreb islamique, notamment dans la zone montagneuse de Chaambi sur la frontière avec l'Algérie, où la brigade Okba Ibn Nafaa [1] est très active.

Alors que les autres pays de la région sont aux prises avec le chaos, les guerres et la dictature, la Tunisie fait généralement figure de “success story” de ce qu'on appelle le printemps arabe. La transition tunisienne s'est faite jusqu'à perésent en douceur, même si elle reste incomplète, en particulier pour les institutions démocratiques et la justice transitionnelle. En janvier 2014, une assemblée nationale constituante a adopté une constitution [2] avec une déclaration des droits des citoyens. Moins d'un an après, une passation de pouvoir sans heurts a eu lieu lorsque le parti islamiste Ennahdha a cédé la place [3] à son adversaire, le parti laïque Nidaa Tounes, qui avait remporté les élections parlementaires [4] et présidentielle [5].

Cependant, le processus de démocratisation de la Tunisie et le progrès des libertés publiques sont aujourd'hui menacés par la politique anti-terroriste des autorités.

Cat before being thrown in jail: 'I don't care about human rights! I don't care about freedom! I don't care about the revolution! I just want to be secure!" Jailer: "Satisfied? You're secure now." Cartoon by Nadia Khiari. [6]

Dessin de Nadia Khiari.

Huit jours après l'attentat de Sousse, le Président Beji Caid Essebsi déclarait l'état d'urgence dans tout le pays, donnant à l'administration le pouvoir [7] d'imposer des restrictions aux manifestations et grèves, restreignant la liberté de la presse et renforçant l'autorité de l'armée et de la police. Enfreindre l'état d'urgence, instauré pour plus de 60 jours, était passible de six mois à deux ans de prison. Il n'a pas fallu longtemps pour qu'un tribunal de la région intérieure de Gafsa condamne [8] 13 grévistes à 16 jours de prison pour infraction à l'état d'urgence.

Pour les détracteurs, si les autorités ont imposé l'état d'urgence, c'est plus pour réprimer grèves et manifestations que pour contrer le terrorisme.

L'état d'urgence n'a rien à voir avec la “lutte contre le terrorisme” et tout avec la répression de la démocratie participative

Dans un entretien avec le journal britannique Independent [11], le Premier Ministre Habib Essid a tenté de justifier cette sévérité : “C'est pour protéger notre jeune démocratie. Ils ne peuvent pas manifester ou se mettre en grève, mais ils ont d'autres moyens de s'exprimer. Les gens peuvent parler ou écrire [à leur guise].”

Les affirmations rassurantes du Premier Ministre n'ont pas empêché les autorités de s'en prendre également à la liberté d'expression.

Le 8 juillet, un procureur a inculpé [12] Noureddine Mabrki, rédacteur en chef du site d'information akherkhabaronline.com, de complicité aux termes de la loi anti-terrorisme tunisienne de 2003 pour avoir publié une photo du tireur de Sousse Seifeddine Rezgui sortant d'une voiture juste avant de commettre son massacre. Publiée le 5 juillet, la photo a été retirée depuis sous l'injonction des autorités, qui en recherchent la source. Mbarki refuse de la révéler, et risque désormais 5 à 12 ans d'emprisonement.

Photo-shopped picture of PM Habib Essid carriying a shovel [13]

Image photo-shoppée du premier ministre Habib Essid portant une pelle

La même accusation a été portée contre Abdelfatteh Saied, un enseignant de mathématiques qui a prétendu [14] sur Facebook que l'attentat de Sousse était un complot des services de sécurité. Si Mbarki n'a passé que quelques heures sous garde policière, Saied est en détention depuis 16 jours. Il est aussi inculpé d'avoir “accusé, sans preuve, un agent public d'enfreindre la loi” aux termes de l'article 128 du code pénal, après avoir partagé et commenté [13] une photo photo-shoppée du Premier Ministre Habib Essid. Cette photo, qui montre Essid tenant une pelle, avait été originellement postée par un autre internaute. Saied a partagé cette photo sur son mur Facebook le 12 juillet avec un commentaire sur la décision du régulateur de l'audio-visuel de fermer un certain nombre de radios et télévisions religieuses.. Il écrivait : “[C'est] comme s'ils [le pouvoir] attendaient et appelaient de leurs voeux le crime de Sousse, pour fermer toutes les sources de l'islam modéré. Comme un don qui leur est tombé du ciel”

Les organisations et militants des droits humains se méfient également des défauts de la nouvelle loi anti-terrorisme [15], approuvée à l'unanimité par le parlement le 25 juillet. Le texte se substitue à une loi de 2003 adoptée pendant la dictature de Zine el Abidine Ben Ali et qui a permis de poursuivre 3.000 personnes, parmi lesquels des opposants politiques.

La loi de 2015 donne une définition large du terrorisme, étend la limite de la détention préventive de 6 jours sous la loi précédente à 15 jours, et prescrit la peine capitale pour les auteurs reconnus de crimes terroristes ayant pour conséquence mort ou viol. Si la Tunisia n'a jamais aboli la peine de mort, du moins la loi de 2003 ne la prévoyait pas pour punir les crimes liés au terrorisme.

En outre, le texte accorde aux services de sécurité des pouvoirs d'exception pour intercepter en temps réel les communications de suspects (que ce soit par téléphone ou par internet), pour une durée n'excédant pas quatre mois, sur mandat écrit d'un juge d'instruction ou d'un procureur. Pour couronner le tout, un emprisonnement pouvant atteindre cinq ans est prévu contre quiconque trouvé faisant “publiquement et sans équivoque l'éloge” d'un crime terroriste, de son auteur et de groupes terroristes.

Tunisie La loi anti-terrorisme est un puissant outil aux mains d'un système sécuritaire et judiciaire corrompu. Son effet sera dévastateur.

Les mesures anti-terroristes du gouvernement sont aussi entachées d'accusations de torture.

Dans une déclaration [19] publiée le 5 août, la Ligue Tunisienne des Droits de l'Homme a confirmé que cinq gardés à vue sur des charges de terrorisme ont été torturés en détention. Bien qu'un juge ait ordonné [20] leur remise en liberté le 4 août avec deux autres suspects dans la même affaire, des policiers en civil les ont arrêtés à nouveau, sans mandat, à leur sortie du tribunal.

Dans la même semaine, un autre juge ordonnait la mise en liberté de neuf suspects dans l'attentat du Musée du Bardo, dont les aveux avaient été extorqués sous la torture.

La journaliste Yasmine Ryan, basée en Tunisie, a tweeté sur l'affaire :

Les 9 suspects arrêtés pour l'attentat du Bardo ont tous été relâchés, y compris le cerveau présumé. Manque de preuves

Le juge tunisien dit que les aveux supposés, obtenus après l'arrestation de 9 suspects dans l'affaire du Bardo, étaient le résultat de la torture

La pratique de la torture pour obtenir des aveux fait qu'on a arrêté les fausses personnes pour le Bardo, et laissé les vrais coupables libres de préparer un autre attentat.

Sur le blog collectif Nawaat, Hend Chennaoui écrit [27] que les mouvements de la société civile ont relevé un “accroissement considérable des violences policières” depuis que le gouvernement a déclaré la guerre à la terreur. Et d'ajouter :

Meanwhile, the country's decision-makers do not seem to find a balance between democratization and counter-terrorism.

Pendant ce temps, les décisionnaires du pays n'ont pas l'air de trouver le juste milieu entre démocratisation et contre-terrorisme.