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Carte postale de San Salvador: la subtile tyrannie des gangs

Catégories: Amérique latine, Salvador, Femmes et genre, Gouvernance, Guerre/Conflit, Médias citoyens, Politique
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Graffiti représentant les initiales du gang Mara Salvatrucha. Photo prise sur le compte Flickr de Walking The Tracks sous licence Creative Commons.

Cet article de Daniel Alarcón a été publié [2]pour la première fois sur Radio Ambulante et est reproduit ici selon notre accord de partenariat. [3]

Si vous vous êtes penché, dernièrement, sur la situation qui règne au Salvador, il se peut que vous soyez tombé sur un titre comme celui-ci, tiré de l’International Business Times [4] et formulé ainsi : “Le Salvador en passe de devenir le pays en paix le plus meurtrier de la planète”. Formulation un peu étrange, non?

Depuis l'année dernière, lorsque prit fin la trêve conclue entre le gouvernement et les gangs, le nombre d'homicides a explosé, augmentant de plus de 50 pour cent. En mai 2015, on a enregistré plus de 600 homicides, dans un pays qui compte un peu plus de 6 millions d'habitants ; un chiffre qu'on n'avait pas observé depuis les années 90 et correspondant à plus du double de ce qu'on voit en Irak aujourd'hui. Plus de 35 policiers ont été arrêtés cette année et la situation ne semble guère s'améliorer. Dimanche dernier, le 16 août, fut le jour le plus violent de 2015, dépassant les 40 homicides.

D'où cette question : si, au Salvador, il ne s'agit pas d'une guerre, de quoi s'agit-il exactement?

Tout le monde est touché, directement ou indirectement, par ce chaos et cette violence. Et les Salvadoriens, quel que soit leur milieu social, ont appris à vivre avec ce sentiment d'insécurité permanent. Parmi les personnes que j'ai interrogées, beaucoup m'ont dit qu’ “ici (quoi qu'en pensent les journaux étrangers), nous sommes en guerre. Et ça va durer.”

Alors à quoi ressemble cette guerre? Comme dans tout conflit armé, il y a des morts dans les deux camps. En l'occurrence, les maras – ou gangs – et la police. Et comme dans tout conflit armé, ceux qui en pâtissent souvent le plus, sont les civils, des gens qui n'ont rien à voir avec le conflit. Car l'extrême violence qui règne au Salvador affecte la vie quotidienne dans tous ses aspects. Et pas toujours là où on l'attendrait.

Voici Iris. Pour des questions de sécurité, nous avons décidé de ne pas révéler son nom de famille. Iris, comme beaucoup de Salvadoriens, vit sa vie en tâchant d'éviter les problèmes. Et, en général, elle y parvient. Elle a un bon emploi, elle s'en sort bien professionnellement. Les membres des gangs ne s'intéressent pas trop à elle. Elle s'habille bien et soigne son apparence. Depuis qu'elle est jeune, il y a une chose qu'elle affectionne particulièrement : se teindre les cheveux.

Ca fait partie de son look. De son identité. Et c'est justement ce que raconte cet article. Car la violence, l'insécurité causées par les maras, ne s'arrêtent pas aux gros titres des journaux. Une fusillade par-ci, une agression par-là. Non. La violence imprègne aussi les détails. Ces instants où le mal surgit devant vous. A côté de vous.

Des instants comme celui-ci :

Iris: Yo iba en un Coaster, o sea un microbús, y una muchacha se sentó a la par mío… Una muchacha poquito más gordita que yo. Andaba las cejas súper delgaditas, el pelo maltratado, pintado.

Daniel Alarcón: Color rubio. La boca delineada con rojo… Pantalones de lycra estampados con piel de leopardo. Según Iris, este tipo de vestimenta… en El Salvador, es un código.

Iris: Y por la forma en que comenzó a hablar sabía que no era una muchacha normal, que quizá a lo mejor era la mujer de un pandillero.

Iris : J'étais dans un Coaster – un bus – et une fille s'est assise à côté de moi …Elle était un peu plus forte que moi. Elle avait les sourcils très épilés et les cheveux abimés, teints.

Daniel Alarcón : Blonde. Les lèvres soulignées de rouge …Des collants léopard. D'après Iris, ce genre de tenue, au Salvador, est un code.

Iris : Et à sa façon de parler, j'ai su que ce n'était pas une fille ordinaire, qu'elle sortait peut-être avec un membre de gang.

 

Il faut aussi tenir compte d'un autre point : au Salvador, les bus sont dangereux car les gangs ont infiltré les transports. Les usagers risquent de se faire agresser, voler. Parfois, les gangs réclament de l'argent aux sociétés de transport. Et si celles-ci ne paient pas, les maras peuvent tuer les chauffeurs. Dans d'autres cas, les chauffeurs sont de mèche avec les gangs. C'est une situation très compliquée.

Iris: Ella me enseñó una cicatriz que andaba en el estomago. Y me dijo, “Mirá, estas son heridas de guerra. Esta demuestra en la calle el valor que tenemos nosotros”, me dijo ella. Nosotros. Es decir, La Mara. Y luego, la muchacha vino con esto:

“Mirá. Cámbiate el pelo. Porque si yo te vuelvo a ver en esta ruta o uno de los motoristas te ve en esta ruta, ya vas a quedar fichada, porque aquí todos nos conocemos. Y como no has querido decirme de donde venís, cuidáte. Y cambiate el pelo”.

Y yo me quedé helada. Fue como…por Dios, ¿qué hago? Había un rumor acá, verdad, que si tu andabas de pelo rojo eras de cierta pandilla, y que si tu tenías pelo rubio pertenecías a otra pandilla.

Iris : Elle m'a montré une cicatrice qu'elle avait sur le ventre. Et elle m'a dit : “Regarde, ça, c'est des blessures de guerre. ça montre notre courage aux gens dans la rue.”

Hé, change de coiffure. Parce que si je te revois, ou si un chauffeur, n'importe lequel, te revoit, on saura que c'est toi. On se connaît tous ici. Et comme tu ne veux pas me dire d'où tu viens, fais gaffe. Et change de coiffure.”

Je suis restée figée. J'étais là …Oh mon Dieu, qu'est-ce que je fais ? A l'époque, on racontait que si tu te promenais avec les cheveux rouges, t'appartenais à tel gang; si tu étais blonde, t'appartenais à tel autre.

C'était là un détail qu'Iris n'avait pas pris en compte en décidant de se teindre les cheveux … Un petit geste pour exprimer son individualité, étouffé par les gangs. Et bien sûr, en comparaison de ce qu'on lit dans les journaux, cette histoire semble anecdotique. A tort. Quand les gangs font se leur présence dans des aspects du quotidien aussi secondaires, c'est une manière de dire aux gens : “Hé, c'est nous les patrons ici. Pas vous. Pas le gouvernement. Pas la police. C'est nous.”

On peut écouter l'épisode entier ici :