Des révélations sur un projet d’ “Internet national russe” autarcique

What would an autonomous Russian Internet look like? Images mixed by Tetyana Lokot.

A quoi ressemblerait un Internet russe autarcique ? Photomontage de Tetyana Lokot.

Ces dernières années, le pouvoir russe a fait de nombreux pas pour s'assurer un contrôle accru sur l'Internet, que ce soit en renforçant la régulation des contenus en ligne ou en poussant les entreprises étrangères d'Internet intervenant sur le RuNet, telles Apple et Google, vers une territorialisation de leurs données.

Une nouvelle fuite du mystérieux groupe de hackers Anonymous International (aussi connu sous les noms de Shaltaï Boltaï ou Humpty Dumpty) révèle que le gouvernement russe examine des propositions de mesures beaucoup plus radicales pour isoler l'Internet russe. L'une d'elles fait appel au concept de “plate-forme nationale d'information”, qui créerait effectivement un Internet alternatif à usage exclusivement russe.

Les documents révélés comprennent plusieurs courriels de Dmitry Panyukov (directeur de l’Institut de Démographie, des Migrations et du Développement Régional) et de Garald Bandourine (directeur informatique de RusHydro), ainsi qu'un document du 22 juin 2015 décrivant une proposition de “plate-forme nationale d'information”, qui éliminerait la dépendance de la Russie envers les firmes et la technologie occidentales. Ce document particulier paraît avoir été élaboré conjointement par MM. Bandourine et Sergueï Ganzya de la Banque du Commerce Extérieur, avec plusieurs autres personnes. Les premières phrases du document esquissent les raisons de développer un Internet russe séparé :

В интересах граждан Российской Федерации, российской государственности, развития экономики, ключевых предприятий и объектов инфраструктуры, предлагается создание национальной информационной платформы. Создание платформы призвано содействовать созданию независимого информационно-технологического базиса социально-экономического развития страны.

Dans les intérêts des citoyens de la Fédération de Russie, de la structure étatique russe et du développement de l'économie, des entreprises-clés et des infrastructures, la création d'une plateforme nationale d'information est proposée. La création de cette plateforme se veut une contribution à la fondation d'une base indépendante de technologies de l'information pour le développement socio-économique du pays.

L'idée que la Russie pourrait se détacher de l'Internet mondial pour créer son propre espace virtuel autonome n'a rien de neuf : elle avait déjà lancée dans des propos énigmatiques (Poutine traitant l'Internet de “projet de la CIA”) ou dans des appels de députés russes à se préparer à un cyber-blackout. Les auteurs de la proposition pointent dans leur document les menaces spécifiques à la sécurité nationale résultant de la dépendance russe à la technologie occidentale, et décrivent comment l'assujettissement de la Russie à des compagnies comme Microsoft, Apple et Google a permis aux ramifications politiques des actions russes en Ukraine d'impacter les opérations technologiques nationales.

Так, мы имеем недавний факт блокирования крымских пользователей компаниями Apple и Google. По мнению руководителя ведущей российской ИТ компании, Infowatch, Натальи Касперской, вероятность наличия в наиболее распространённой операционной системе Windows специальных «закладок», способных по внешней команде одномоментно блокировать большинство российских компьютеров и сетей, крайне высока.

Nous avons ainsi l'exemple récent du blocage des utilisateurs criméens par Apple et Google. De l'avis de Natalia Kasperskaïa, directrice de la société leader russe de TI Infowatch, la probabilité est extrêmement élevée qu'il existe dans Windows, le système d'exploitation le plus répandu, des “signets” spéciaux, capables de bloquer simultanément par une commande extérieure la majorité des ordinateurs et réseaux russes.

Selon les pères du concept de “plate-forme nationale d'information”, le besoin d'un Internet russe indépendant  dépasse les soubresauts éventuels de firmes technologiques occidentales particulières : c'est, croient-ils, une question de sécurité nationale. Les auteurs exposent un scénario où l'Occident “paralyserait” la Russie du fait de sa supposée dépendance technologique.

…сегодня не существует никаких объективных гарантий, что в случае эскалации конфликта с Западом, их спецслужбы не смогут парализовать, или хуже того, захватить прямое управление элементами ключевой инфраструктуры – стрелками железных дорог, кранами и насосами трубопроводов, не говоря уже об инфраструктуре связи и коммуникаций. Ведь все это работает на западных платформах.

…Il n'existe aujourd'hui pas de garanties objectives que, dans le cas d'une escalade du conflit avec l'Ouest, les services de sécurité de ce dernierne puissent pas paralyser, ou pire encore, prendre le contrôle direct d'éléments d'infrastructures essentielles—noeuds ferroviaires, valves et pompes de pipe-lines, sans parler des infrastructures de télécommunications. Tout cela fonctionne en effet sur des plateformes occidentales.

Outre l'adaptation aux sanctions occidentales contre les capacités technologiques de la Russie, le plan donnerait un stimulant bienvenu au secteur russe des TI, tout comme les sanctions alimentaires de la Russie contre l'Ouest visaient ostensiblement à renforcer l'agriculture russe appelée à se substituer aux importations.

En avril 2015, le Ministère russe des Communications a présenté au Premier Ministre Dmitri Medvedev son plan de substitution aux importations pour l'industrie des TI, qui proposait que, d'ici 2025, la proportion de logiciel étranger sans substitut russe utilisé en Russie tombe à 50 %.

Les auteurs admettent cependant qu'un obstacle initial à franchir pour développer le potentiel russe est la disponibilité de jeunes esprits pour générer un essor technologique en Russie. La mise en oeuvre d'une “plateforme nationale d'information” inverserait, veulent-ils croire, l'actuelle “fuite des cerveaux” parmi la main d'oeuvre qualifiée et les professionnels des TI de la Russie.

Потеря, утечка самых перспективных кадров, лучших отечественных умов – пожалуй, это главный вызов момента. Без передовых кадров, компетентных и конкурентных, на уровне мировых требований завтрашнего дня, Россий обречена быть зависимой и ведомой.

La perte, la fuite des cadres les plus prometteurs, des meilleurs esprits russes, est peut-être le défi le plus important. Sans ressources humaines avancées, compétentes et compétitives, au niveau des exigences mondiales de demain, la Russie est vouée à être dépendante et à se faire mener.

Si la fuite d'Anonymous International ne précise pas quel niveau de la hiérarchie du Kremlin la proposition a atteint, et si elle a été prise au sérieux, elle n'en donne pas moins un aperçu révélateur des soucis technologiques de l'élite russe. Les courriels et documents fuités ne contiennent aucune allusion aux préoccupations idéologiques ou morales de Roskomnadzor (le chien de garde d'Internet du Kremlin), en revanche ils font état de sérieuses inquiétudes sur les fragilités stratégiques de la Russie au cas où ses relations avec l'Occident continueraient à se détériorer. Alors que la Russie continue à réprimer les libertés Internet, le résultat des courses, tel que révélé dans cette proposition mise au jour, pourrait laisser l'internaute russe dans un système plus proche du Grand firewall de Chine que du sélectivement mais lourdement censuré Internet turc.

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