Ce billet fait partie d'une série spéciale d'articles par la blogueuse et militante Marcell Shehwaro, décrivant la vie en Syrie pendant la guerre qui se poursuit entre les forces loyales au régime actuel, et ceux qui veulent le renverser.
Je vois mon psychothérapeute une fois par semaine, et je n'ai pas honte de le dire malgré ce que pense notre société à l'égard de cette pratique. Mais je porte en moi un fardeau de culpabilité qui use tout ce qui me reste dans le coeur d'amour de la vie.
Le mercredi à midi, c'est l'heure à laquelle je m'échappe du travail pour aller parler de presque tout ce qui concerne ma vie. A la fin de la séance, le psychothérapeute me dit: “Mais vous ne dîtes rien de personnel.” Je suis prise de court, dépassée par l'envie idiote de toujours montrer que je suis à la hauteur, ou d'avoir le dernier mot dans toute discussion (comme me le dit un ami proche), pour montrer à mon thérapeute qu'il a tort.
Raté !!
Je ne sais pas exactement ce qui est “personnel” ou “public” dans la vie normale d'un Syrien. Mes amis sont des amis de résistance –nos vies sont étroitement liées et nos liens se sont formés en prison, dans la fuite et en mémoire de nos amis martyrs. La seule personne de ma famille avec laquelle j'ai des contacts est ma soeur, qui a dû être déplacée pour des raisons de sécurité dues à ma situation. Son déplacement fait partie de l'hémorragie syrienne vers le reste du monde.
Mon travail est dans la continuité de la coordination pour la révolution.
Même ma tenue vestimentaire reflète mon genre dans des réunions où je pourrais m'autoriser, en tant que femme, à apparaître plus sérieuse que ce qui est généralement admis dans la société. Ou c'est peut-être le contraire : un reflet de ma liberté face à une ingérence inexcusable dans la vie privée des femmes.
Mon corps ? Je ne suis pas sûre de l'aimer. Contrairement aux critères d'uniformisation définis par les médias sur ce que doit être la beauté, je crois que la beauté revêt des formes différentes.
Je vis dans une ville que je n'arrive pas à apprivoiser. C'est la plus proche de la Syrie et la plus acceptable parmi les choix disponibles. Ce que je ressens pour cette ville est hors de propos quand il s'agit “du plus grand bien de la cause”.
Tout ce que je lis concerne la révolution ou les révolutions des autres, ou parfois leurs guerres –mon idée fixe actuellement, par exemple, est de lire tout ce qui concerne la guerre civile du Liban. Tout ce que j'écris est sur la révolution et la colère qu'elle provoque en moi.
Il y a quelque temps j'avais un rendez-vous avec un homme. Il a commencé la conversation, peut-être pour me calmer, en me demandant si je savais si la Conférence de Genève III aurait bientôt lieu. J'avais oublié ce que c'était de rencontrer quelqu'un de normal et de parler de choses normales. Je ne connais même pas les derniers tubes, je ne connais que les chants révolutionnaires des 5 dernières années.
Il n'y a rien de “personnel” dans tout cela.
Même quand, dans le premier paragraphe, j'avoue que je vois un psychothérapeute c'est pour encourager les gens comme moi à accepter leur dépression. C'est un aveu constructif. Il y a une brute armée dans ma tête et mes pensées heureuses sont polluées par les bombes. Un millier de postes de contrôle et de snipers bloquent mes souvenirs.
Au début de la révolution, les partisans de Bashar Al Assad nous accusaient de dire que notre opposition au régime était “basée sur des impressions personnelles”. Ils voulaient refuser aux familles le droit de haïr un régime qui a tué, emprisonné et kidnappé leurs enfants. Mais comment faire la part de ce qui est personnel et de ce qui est public dans l'animosité que l'on ressent envers ceux qui veulent vous tuer pour la seule raison que l'on a essayé de faire valoir ses droits privés et publics ?
Après ce brainstorming, je ne peux pas me mettre en colère envers mon thérapeute et j'évite son regard. Il a parfaitement raison : je doit arrêter mon débat pacifique et avouer que j'ai peur de mes pensées personnelles.
Je souris timidement, comme d'habitude, quand il réussit à déjouer mes tentatives de me montrer plus maligne que lui. Il vient à bout de mes tentatives en prétendant que je suis forte et que tous mes sombres sarcasmes dévoilent une vraie réponse.
Ai-je dépassé mes réflexions sur la révolution, pour les remplacer par une réflexion sur la guerre, et comme la guerre, remplie de maladie et de mort ? Mes sentiments de culpabilité m'empêchent de crier qu'une révolution saine est avant tout une affaire de gens sains. J'ai peur de Marcell, de sa solitude, ou de sa désorientation, ou de sa relation avec un Dieu vers lequel elle se tournait pour tout avant la guerre. J'ai peur de la rencontrer et cela me terrorise.
Pour notre prochaine séance, il m'a demandé de rechercher des espaces personnels dans lesquels je m'amuse. Je suis quelqu'un qui aime les challenges, mais je sens bien que cela va être le travail le plus difficile que je vais avoir à accomplir cette année.
Personnel ? Comme quoi ?