Elections turques : un revolver sur la tempe des journalistes

Citizen video of Özgür Gün TV reporter Murat Demir and DİHA reporter Serhat Yüce being threatened by police. Video via YouTube.

Vidéo amateur montrant le journaliste d'Özgür Gün TV Murat Demir et le journaliste de DİHA Serhat Yüce en train d'être menacés par la police. Vidéo issue de YouTube.

[Sauf mention contraire, tous les liens de cet article sont en anglais]

Les élections du 1er novembre en Turquie approchent à grand pas, et les journalistes du pays doivent faire face à des menaces de plus en plus fortes, dans une ambiance générale de peur et de violence.

Au mois d'octobre, en l'espace d'une semaine, les journalistes Ahmet Hakan et Serhat Yüce ont tous deux subi de violentes agressions, qui ont déclenché un tollé sur le manque de protection des journalistes dans le pays. L'agression qui a eu le plus d'écho sur les réseaux sociaux turcs est celle d’Ahmet Hakan, roué de coups le 1er octobre par un groupe affilié à l'AKP (Parti de la justice et du développement), parti au pouvoir. Mais l'agression de Serhat Yüce par la police le 5 octobre a elle aussi été fermement condamnée.

Et la pression sur les journalistes s'intensifie avec l'arrivée de nouvelles élections, dans lesquelles le parti au pouvoir, l'AKP, espère bien remporter la majorité. Le parti a perdu de son hégémonie politique suite aux élections de juin, qui ont conduit à un parlement divisé et à de nouvelles élections convoquées immédiatement, et qui ont intensifié l'opposition à l'une des réussites principales de l'AKP sur la dernière décennie – le processus de paix avec les Kurdes -, qui menace désormais de s'écrouler.

Face au militantisme des Kurdes et à la violence croissante du gouvernement envers les citoyens, les journalistes qui usent de leur sens critique pour enquêter et rapporter les activités du Président Recep Tayyip Erdoğan et de son parti AKP, sont particulièrement vulnérables.

Le parti du gouvernement contre le groupe de médias Doğan Media

Il faut noter que les campagnes de désinformation et les menaces physiques, qui visaient jusqu'alors les médias pro-kurdes et les médias de gauche, sont désormais adressées aussi aux grands médias.

Doğan Media, qui regroupe des médias influents comme Hürriyet, Hürriyet Daily News, Posta, ainsi que les chaines de télévision Kanal D, CNN Türk, et tv2, est l'un des plus grands groupes de médias en Turquie. Possédée par le magnat Aydın Doğan, l'entreprise a toujours été dans un fonctionnement et une ligne assez typiques des médias grand public, esquivant les sujets trop délicats, tout en essayant de garder une objectivité.

Mais c'est lors des élections du 7 juin, où l'AKP a vu ses velléités de domination du parlement détruites par l'arrivée au pouvoir législatif du parti pro-kurde HDP (Parti démocratique des peuples), que le groupe Doğan Media a commencé à subir des pressions. Le groupe avait laissé passer dans ses émissions des membres de l'HDP et leur leader, Selahattin Demirtaş.

Cette place accordée au HDP a été très peu appréciée dans les milieux nationalistes, qui ont accusé le groupe de “promouvoir” le séparatisme kurde et de “soutenir le terrorisme”.

Après les élections, le groupe a commencé a prendre des précautions. Ainsi qu'un journaliste le raconte [turc], l'autocensure a commencé à devenir pratique courante au sein du groupe. Les membres du HDP ne furent plus invités dans les émissions des chaines du groupe Doğan Media.

Mais même ces précautions se sont révélées inutiles. Dans les nuits du 6 septembre et du 8 septembre, le siège du groupe a été attaqué à coups de pierres et de bâtons de dynamite, lors d'un rassemblement organisé par Abdurrahim Boynukalın, député AKP et dirigeant des jeunes AKP. Abdurrahim Boynukalın avait tenu publiquement un discours menaçant en face des bureaux d'Hürriyet.

Abdurrahim Boynukalın n'a pas été sanctionné pour son rôle dans l'organisation de cette manifestation sauvage.

Ahmet Hakan violemment agressé en face de son domicile

Les attaques sur le groupe Doğan Media et ses journalistes ont perduré. Le célèbre présentateur Ahmet Hakan Coşkun a été agressé par quatre personnes en face de son domicile. Il s'en est sorti avec un nez cassé et plusieurs côtes brisées. D'après l'enquête, il ressort que trois des quatre agresseurs étaient des membres de l'AKP. L'AKP a par la suite annoncé que ces personnes avaient été expulsées du parti.

Au départ plutôt favorable à l'AKP et à Recep Tayyip Erdoğan, Ahmet Hakan était devenu, avec le temps, de plus en plus critique, à mesure que grandissait les aspects autoritaires et conservateurs de l'AKP. Ce changement a bien été noté par la presse pro-AKP, comme par l'éditorialiste Cem Küçük, qui a accusé à tort Ahmet Hakan de soutenir le parti des travailleurs kurdes (PKK), engagé pour l'indépendance kurde.

Cem Küçük avait écrit dans le journal Star :

Like schizophrenic patients, you [Hakan] think you are still living in the days when Hürriyet ran the country. We could crush you like a fly if we wanted. We have been merciful until today and you are still alive.

Tel un schizophrène, tu [Ahmet Hakan] penses que tu vis toujours à l'époque où [le journal] Hürriyet dirigeait le pays. Nous pourrions t'écraser comme une mouche si nous le voulions. Nous avons été cléments jusqu'à aujourd'hui, et tu es toujours en vie.

Ces mots ont été publiés moins d'un mois avant son agression.

Bien que la plupart des journalistes et de médias aient condamnés cette agression, les médias pro-AKP ont essayé de blâmer les autres. Des groupes sur les médias sociaux, connus sous le nom d'AKtroll (des utilisateurs anonymes qui soutiennent l'AKP, surtout actifs sur Twitter) [le mot “troll” désigne des messages sur les réseaux sociaux destinés à créer des polémiques] ont même célébré l'événement :

Voilà l'un des comptes Twitter anonymes les plus affluents lié au palais (pro-Erdogan), après l'agression du journaliste Ahmet Akan.

Les attaques contres les médias kurdes continuent

Le mutisme des publications kurdes, grandement encouragé par les forces de sécurité turques, est une autre caractéristique du paysage médiatique de plus en plus délabré en Turquie. Deux jours seulement avant l'agression d'Ahmet Hakan, la police avait fait une descente dans un bâtiment qui hébergeait à la fois l'agence de presse kurde DİHA et le journal kurdophone Azadiya Welat.

La descente avait eu lieu sans mandat, durant l'après-midi du 28 septembre. Les agents de police avaientt mis 30 journalistes et rédacteurs en chef en garde à vue, qui ont par la suite déclaré avoir été harcelés et intimidés. La police avait également brisé les portes et les fenêtres du bâtiment.

Une porte ouverte sur la vérité! C'est la police qui a fait une descente à l'agence DİHA qui est responsable de ça. Nous vous surveillons et vous poursuivrons. #NetouchepasàDİHA -Nedim Türfent, rédacteur en chef en anglais de DİHA.

L'une des raisons possibles de à cette descente de police est le travail de DİHA sur les conflits dans les villes kurdes, là où les indépendants kurdes et la police s'affrontent. L'AKP avait déjà montré son désir de censurer l'information venant de villes comme Cizre, Beytülşebbap, Hakkari et Şırnak, là où l'agence a été particulièrement active.

DİHA est la source d'informations la plus reconnue pour beaucoup de Kurdes du monde entier, et pour ceux qui n'ont plus confiance dans les autres médias. Son site web avait été censuré en juillet, lors d'une vague de blocages qu'avait couvert Global Voices. Depuis, leurs noms de domaines et sites miroirs ont été bloqués plus de 20 fois.

Un revolver sur la tempe d'un journaliste

Récemment, l'événement qui a choqué les journalistes du le pays montre à quel point le gouvernement va loin dans sa guerre contre les médias – jusqu'à l'inacceptable.

Le journaliste Murat Demir, qui travaille pour Özgür Gün TV, ainsi que le journaliste pour l'agence DİHA Serhat Yüce, ont tous deux été menacés, battus, puis mis en garde à vue par des policiers en civil, dans la ville de Silvan, dans le partie kurde de la Turquie, à l'Est.

Alors qu'ils se préparaient à photographier la ville sous couvre-feu, un officier de police en voiture s'est arrêté près d'eux, a chargé son arme, et l'a pointée sur Serhat Yüce, tout en le menaçant verbalement.

Et maintenant, que va-t-il arriver ?

Être journaliste n'a jamais été facile en Turquie. L'histoire des médias en Turquie regorge d'histoires de menaces, agressions, tortures et même assassinats de journalistes.

Les attaques des bureaux des publications et des travailleurs des médias fait remonter le souvenir des jours les plus sombres, et a provoqué à juste titre l'installation d'une peur au sein de la presse indépendante et critique. Des événements comme l'arrestation des journalistes de VICE et l'expulsion de Frederike Geerdink montrent aussi que les attaques envers la presse libre ne se limitent pas aux citoyens turcs.

Prédire l'avenir est difficile, où que ce soit, mais c'est encore plus difficile en Turquie. Ces dernières années ont été un vrai challenge économique et sécuritaire, et tout cela a contribué à rétrograder la Turquie vers son passé violent et morose.

Mais il semble certain qu'il n'y aura pas de relâche avant le 1er novembre, et tous les journalistes auront à choisir entre l'auto-censure ou la prise de risque croissante.

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