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Histoires d'immigrants : une vie de chaque côté de l'Atlantique

Catégories: Amérique latine, Argentine, Médias citoyens, Migrations & immigrés
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Natalia Carruego a quitté son pays, l'Argentine, il y a une dizaine d'années et vit maintenant au Royaume-Uni, où elle élève ses enfants à la manière sud-américaine. Photographie : Ana Hernández.

Voici la cinquième des rencontres composant la série d'interviews qui explorent les expériences de Latino-Américains ayant quitté leur pays d'origine en quête d'opportunités nouvelles, que vous pouvez lire ici. [1] L'interview qui suit a été publiée à l'origine sur le blog d'Ana [2] et en annexe de ce blog dédié aux interviews. [3]À cette occasion, Ana converse avec Natalia Carruego, une Argentine qui a quitté son pays il y a un peu plus de dix ans. Pour Natalia, cette expérience a entraîné une vie coupée en deux, divisée par l'Océan Atlantique.

Natalia Carruego est née à Buenos Aires. Dans un village nommé Quilmes, celui de la bière. Mais elle a grandi à Temperley, à environ dix kilomètres de là, dans la zone Sud du grand Buenos Aires.

Lorsque Natalia, qui était danseuse, a eu 16 ans, elle a décroché une bourse pour partir danser à Tenerife, en Espagne. Mais la force familiale l’a retenue en Argentine jusqu’à la vingtaine, époque durant laquelle elle s’est décidée à tenter sa chance pour elle-même. D’abord à Madrid, puis à Levante. Avec les années, Natalia la danseuse allait étudier l’enseignement primaire et la logopédie.

“J’ai voyagé de l’Argentine vers l’Espagne parce que j’avais toujours été intéressée par l’Europe. Je suis venue à l’aveugle, et si je l’avais su, je ne serais peut-être pas venue. J’ai quitté l’Espagne pour le Royaume-Uni après avoir vu l’entreprise où je travaillais faire faillite. ”.

Pour Natalia, émigrer “fait ressortir le meilleur et le pire de chacun. On connaît la personne dans toute sa puissance. On réagit de manière différente, les amis de toujours ne sont pas là, il y a de la distance, de la pression et la croyance selon laquelle un travail qui ne nous plaît pas est une passerelle pour arriver là où l’on veut aller. C’est dur.”

Le prix à payer pour vivre loin est élevé. Tu laisses beaucoup de choses derrière toi, parmi elle les affections. Parce qu’en émigrant, il n’y a pas que toi en cause : tu conditionnes toute ta famille. Ce n’est pas une décision qui ne concerne que toi. De manière directe ou indirecte, tu es un peu juge de tous, et à partir de ce moment-là, tu auras des grands-parents absents, des oncles et tantes, des parents absents. Des amis, des cousins et des neveux qui ne sont pas présents.

Et bien que les liens soient véritables, poursuit-elle, “c’est très difficile de vivre avec le cœur partagé. Il ne se passe pas un jour sans que je ne pense à ma famille. Comme ce serait bien s’ils pouvaient être là pour voir ceci ou cela, cela aurait été si beau s’ils n’avaient pas raté le premier mot prononcé par ma fille.”

Dans les années 1990, quand Natalia était adolescente à Buenos Aires, les choses étaient différentes. “Il n’y avait pas l’insécurité de maintenant, les populations et les commerces étaient moins importants, la politique elle-même était différente. Maintenant, il n’y a pas de politiques inclusives, on n'arrive pas à contenir autant d’inégalité sociale. De plus, il y a le manque de tolérance et la corruption énorme, mais dans le même temps, le gouvernement de (Cristina) Kirchner dit avoir réussi l’égalité sociale, bien que les faits démontrent le contraire. Il y a des zones avec des écoles fermées, et il faut savoir voir que l’Argentine, ce n’est pas seulement Buenos Aires.”

On a également commencé à appeler les choses par leur nom. “Aujourd’hui, la violence de genre est la violence de genre. La chaîne perpétuelle existe, et l’homosexualité continue d’être cachée dans un pays où l’on est obligé de voter, où l’on te pénalise si tu ne le fais pas. Tu dois te présenter. Un pays dont la fonction du gouvernement est de diviser, où les réunions de famille finissent en disputes, où il faut éviter telle ou telle conversation. Un pays où l’on tue le procureur fédéral la veille de son témoignage.” Un pays que, malgré tout ou peut-être grâce à tout cela, Natalia aime. Avec lequel elle ne cesse d’être en contact grâce aux réseaux sociaux, à la TV Argentina Online (TN.com) ou aux journaux comme La Nacion [4] et Clarín. [5]

Natalia, qui vit à Bristol, au Royaume-Uni, assure qu’elle élève ses filles à la manière sud-américaine : elle ne les laisse pas boire d’alcool, ne les autorise pas à sortir habillées d’une jupe dont la longueur fait qu’on ne peut pas appeler cela une jupe, et elle n’acceptera pas non plus qu’elles quittent la maison à 16 ans, comme beaucoup d’adolescents britanniques le font. Et pour rien au monde elle n’emmènerait une petite fille de six ans se faire une manucure. “Tout ça, non.”

Elle ne veut rien de tout cela, et ne veut pas non plus mourir au Royaume-Uni. “J’aimerais rentrer”, dit cette Argentine à qui l’on a posé il y a quelques jours une question qui l’a bouleversée : Où aimerais-tu te téléporter ?

À la maison. Je me suis vue en Argentine, avec ma famille et mes amis. Je me suis vue avec tous ceux à qui j’ai interdit d’aller à l’aéroport chaque fois que je partais, parce que c’est bien plus difficile s’ils viennent, parce qu’après chaque moment d’adieux, je pense : “Est-ce que nous nous reverrons ?” Parce qu’il se passe quelque chose et je ne suis pas là. Je n’arrive à rien, même si je suis heureuse parce que nous nous aimons en ligne, mais on a besoin du physique. Me disputer avec ma maman, mon papa, nous prendre dans les bras ensuite. Les réunions de famille avec l’asado argentin me manquent. Parce qu’ici, au Royaume-Uni, ce sont des adieux perpétuels. Tu fais connaissance avec des gens, tu t’investis et ils finissent par partir. Comme si tous n'étaient que de passage.”.

Natalia, qui est à la fois nostalgie et joie, ne cesse de penser que quand ses filles grandiront et seront grandes, la roue tournera de nouveau. “Elles ici et moi là-bas.”