Arash Azizi est un journaliste iranien qui a travaillé pour la BBC et travaille actuellement pour la chaine en farsi Manoto, basée en Grande Bretagne. Il a été envoyé à Paris pour couvrir la visite officielle du président iranien Hassan Rouhani. Après l'annulation de la visite du président, suite aux attentats, sa rédaction a demandé à Azizi de couvrir le ‘jour d'après’. Il livre ici son témoignage sur cette journée très difficile également pour les correspondants étrangers, puis son opinion sur l'ampleur de la couverture médiatique réservée à ces attentats. Nous publions son opinion.
Quand votre envoyé spécial a atterri à Paris, au lendemain du massacre, il avait environ 24 heures pour réaliser un reportage télé. Ou aurai-je du aller ? A qui aurais-je du parler ? Comment maintenir un équilibre entre les histoires personnelles et le contexte général ? Comment montrer le superbe sentiment de solidarité dans Paris mais montrer aussi l'horrible réalité ? Ce sont les questions que les journalistes doivent toujours se poser, sachant que bien souvent ils n'ont pas les moyens nécessaires pour produire le reportage qu'ils souhaiteraient faire.
Après une journée de tournage lourde, le cameraman et moi même marchions dans les rues de Paris en nous demandant avec inquiétude si nous avions fait du bon travail durant la journée. Nous pensions en avoir terminé, mais soudain, nous avons vu des centaines de personnes paniquées courir pour fuir des coups de feu, nous en étions sûrs (il s'agissait en fait de pétards). Assistions-nous à une reprise des attaques ?
L'instinct de survie pourrait nous avoir dicté de fuir, mais le cameraman a immédiatement commencé à tourner avec sa caméra, pour que nous puissions témoigner de ce qui se passait. Nous ne voulions pas faire du sensationnalisme, mais nous ne pouvions tout simplement pas faire autrement. (….)
(En évoquant ce tournage avec ses amis et contacts, Arash Azizi s'est attiré des réflexions. Dans le passage suivant, il explique sa position sur le déséquilibre de la couverture médiatique des attentats à Paris, et celle des autres tragédies, ailleurs).
“Vous êtes comme tous les autres journalistes des grands médias” m'a écrit une amie de gauche, en colère. Je venais de remarquer que certaines morts “valent’ plus que d'autre (j'avais mis le terme entre guillemets, mais cela n'a rien changé semble-t-il). Ma première réaction a été celle-ci : la souffrance humaine, la mort, sont des constantes tout autour du monde. Ce qui a fait des attentats de Paris une information couverte dans le monde entier n'était pas le bilan très lourd (autour de 130), mais le fait qu'ils s'étaient déroulés dans une ville du “premier monde’ habituellement considérée comme “sûre’. Le fait que des explosions et attentats similaires, la vieille, perpetrés par le même groupe terroriste, avaient tué le même nombre de personnes ailleurs, ne changeaient rien à aucune de ces tragédies. Malheureusement, les massacres sont bien plus fréquents à Bagdad et Beyrouth, et par conséquent encore moins “dignes d'intérêt”. Par définition, plus l'événement est inhabituel, plus il attire les médias. Si, par exemple, une année entière s'était écoulée à Baghdad sans aucun attentat terroriste, cela deviendrait “intéressant” pour les médias. Dans les lieux situés en dehors des 15 pour cent du monde où les gens vivent dans des bulles de sécurité, la vie humaine est beaucoup plus facilement à risque.
Mon amie n'avait-elle pas le droit de se mettre en colère ?
Bien sûr, elle en avait le droit. Notre monde est si inégalitaire, et c'est la conséquence de centaines d'années de colonialisme et d'oppression. Toute joyeuse célébration de la ‘mondialisation’ mise à part, il reste qu'en 2015, notre système global est toujours féodal dans un sens fondamental : le lieu où vous êtes né détermine vos probabilités de réussite (ou votre espérance de vie), plus que presque tous les autres facteurs.
L'espérance de vie dans le plus riche des pays africains, l'Afrique du Sud, est de 59 ans. C'est 20 ans de moins qu'en Europe ou dans certaines parties de l'Asie. Pour faire une autre comparaison, c'est juste neuf ans de plus que la moyenne mondiale de l'espérance de vie en 1950, et 11 ans de moins que l'actuelle, qui est de 70 ans. Et examiner les chiffres pour les Sud-africains noirs donne une image encore plus nette du monde profondément inégal où nous vivons. Les médias doivent trouver un moyen de rappeler à leurs audiences cette vérité fondamentale.
Mais le point reste que ce ne sont pas les Médias (la majuscule est intentionnelle) qui exécutent de façon malicieuse et miraculeuse une conspiration raciste pour ‘valoriser’ certaines morts plus que d'autres. Les médias de masse ont tendance à refléter les normes existantes, les valeurs et les préjugés d'une société, meme si des médias publics, heureusement, comme la BBC ou CBC du Canada, luttent contre beaucoup de ces préjugés.
La condescendance de certains libéraux, leur opinion que les masses sont transformées en zombies par Les Médias n'est pas réellement vraie. Les ‘forces noires’ comme le racisme et les préjugés ont des racines profondes dans nos sociétés, et différents médias travaillent différement. Certains choisissent de lutter contre ces biais, d'autres les encouragent (pensez à Fox News). Mais la conception orwellienne d'un unique ‘Média de masse’ qui a cours dans nos cerveaux, à la 1984, ne correspond pas vraiment à la réalité des choses.
C'est vrai que l'actionnariat monopolistique des médias est un problème que connaissent la plupart des pays. Dans le monde capitaliste dans lequel nous vivons, la plupart de nos sources sont controlées par une poignée de personnes. Même un média public comme la BBC n'a pas une gouvernance de véritable contrôle démcratique et certains ‘mens in suits ‘ (les hommes en costumes) tiennent en main les informations au plus haut niveau. Mais comme ce journaliste peut vous le dire, les journalistes, les personnes qui travaillent dans les médias ne sont pas de simples moutons sans conscience, qui se contentent de restituer la propagande de leurs propriétaires. Des année de syndicalisme et de luttes de la part des journalistes signifient que nous avons acquis un certain degré d'autonomie. Ceux qui deviennent journalistes ne le font pas en général pour devenir les larbins de la classe dominante. En général, c'est parce qu'ils veulent apporter une certaine version de la vérité, et dire la vérité au pouvoir.
Ce qui me ramène à Paris contre Bagdad et Beyrouth.
Est-il vrai que “Les Medias” ne se sont pas fait écho de ces atrocités ? Non, bien sûr. Ils l'ont fait et le font tous les jours. Je regarde le site de la BBC en ce moment meme, les morts en Palestine et la guerre civile en Colombie font la premiere page. Ou prenez l'exemple des réfugiés. Pouvons nous vraiment dire que Les Médias n'ont pas couvert suffisamment ? Ou qu'ils étaient anti réfugiés? Bien entendu, cela dépend aussi de quel média nous parlons, mais les tabloids à la Daily Mail de ce monde ont été, il faut le reconnaitre, pas plus consultés que les médias qui ont couvert ces informations avec compassion.
Si être au courant des informations Etranger n'est pas plus répandu dans une certaine société, ce ne peut être uniquement la faute des Médias.
Cela ne signifie pas qu'il ne faille pas critiquer la couverture des médias. Cela veut simplement dire que la critique perd de sa signification si elle est faite sans étude et réflexion et se contente de généralisations.
L'une des critiques qui pourrait être faite est la mémoire courte des journalistes. En tant que journaliste et étudiant en histoire, j'en suis très conscient. Liés pour leur pitance aux changements quotidiens de l'actualité, les journalistes ne voient parfois pas le cadre plus large, historique. Des faits divers peuvent être traités comme des événements phénoménaux. Des préjugés qu'une dose de connaissance en Histoire pourrait aisément réfuter sont pris pour argent comptant.
Pour exemple, les horribles attentats du 13 novembre ont été souvent considérés comme ‘sans précédent’. Or, le 17 Octobre 1961, 30 000 personnes manifestaient à Paris pour l'indépendance de l'Algérie. Cette manifestation a été réprimée très brutalement par la police français. Le bilan officiel est de 40 victimes, mais on pense qu'il peut s'élever à 200.
Mais il n'y a pas de conspiration raciste derrière ce manque de couverture. C'est souvent une lacune de formation en Histoire, un sérieux problème pour les journalistes, qui sont souvent plus experts en information qu'en Histoire, même si celle ci est, on peut le défendre, plus utile, pour un exercice honnête du métier de journaliste.
Qu'en conclure ?
Qu'au lieu de lancer des anathèmes contre une supposée conspiration générale, il serait plus utile de communiquer au média que vous suivez ce qui ne va pas, en vous souvenant que les médias n'existent pas détachés de la société qu'ils informent.
Il faudrait aussi garder à l'esprit que la raison la plus persistante du mauvais journalisme est le manque de moyens.
Les récents bouleversements dans les médias, qui sont eux mêmes le résultat d'une économie capitaliste anarchique et irrationnelle, font que beaucoup de rédactions n'emploient pas assez de personnes pour produire le journalisme de qualité que les lecteurs méritent. Allez-vous faire quelque chose contre ça ? Ajouter un budget Médias à votre budget familial ? Appeler votre député et militer pour une rallonge budgétaire pour les radios et TV publiques ?
A la fin de la journée, il y a une chose en laquelle vous pouvez croire : quel que soient les biais, la majorité des journalistes ont un simple désir, celui de produire un bon reportage ou article.