Ce billet fait partie d'une série spéciale d'articles par la blogueuse et militante Marcell Shehwaro, décrivant la vie en Syrie pendant la guerre qui se poursuit entre les forces loyales au régime actuel, et ceux qui veulent le renverser.
Dans ma famille Noël avait une grande signification, avec ses rituels spirituels et familiaux. Enfants, ma soeur Leila et moi avions l'habitude de rester éveillées à tour de rôle pour essayer de surprendre le Père Noël “en action”. Je ne me souviens plus vraiment quand j'ai compris que c'étaient nos parents qui nous racontaient des histoires, ou quand nous avons retrouvé toutes les lettres que nous avions écrites au Père Noël, tous les ans, bien cachées par nos parents. Même adultes quand nous ne croyions plus au Père Noël depuis longtemps, ma mère insistait pour que l'échange de cadeaux sous le sapin reste un rituel annuel. Un rituel qui a disparu après sa mort bien sûr.
Début décembre , elle demandait à chacun de nous de quoi nous avions besoin, ce que nous voulions, et elle s'assurait que chacun de nous ait acheté un cadeau pour les autres. On passait ensuite la matinée de Noël à s'échanger les cadeaux et les lettres, après quoi je mettais des heures à me préparer. Mise en plis, maquillage, nouveaux vêtements. Jusqu'à mes 28 ans, je m'achetais de nouveaux vêtements -“les vêtements de Noël”- tous les ans. Ma tenue était très colorée pour Noël. Contrairement à mon habitude, ma coiffure était très étudiée. J'essayais de nouvelles couleurs de fards à paupières. Parfois je sortais le grand jeu et me tatouais un papillon sur l'épaule -“C'est Noël!”. J'assistais ensuite à une messe, suivie d'une fête où le Père Noël apparaissait pour nous donner des ballons et des chapeaux, et nous dansions sur “Jingle Bells”.
A la mort de mon père, certains rituels de Noël ont quitté la maison. L'arbre de Noël, par exemple, a disparu, mais ma mère a tenu à conserver les rituels de partage et d'échanges de cadeaux. Chaque année elle insistait aussi pour que nous sortions faire la fête avec nos amis en la laissant seule à la maison. Aujourd'hui je regrette toutes les fois où, adolescente, je l'ai laissée seule pour sortir m'amuser avec des amis.
Après le mariage de ma soeur et à la naissance de son premier enfant, Noël a retrouvé une ambiance familiale et ma mère son sourire. On a repris le rituel de la décoration du sapin et elle a fêté Noël avec les petits enfants. Le nombre de lettres au Père Noël a augmenté et on a tous fait preuve d'imagination pour inventer de nouveaux scénarios pour la distribution des cadeaux par le Père Noël
Et puis la révolution a commencé.
Le premier Noël est aussi banal que possible. J'essaie d'ignorer la menace imminente pour vivre un Noël familial ordinaire, et soulager ma mère de ses peurs et de ses angoisses pour ma sécurité.
L'année suivante il est impossible de faire semblant. Mon dernier jour à la maison est prévu le 1er janvier. Les forces de sécurité m'ont déjà repérée à cause de ce que j'ai écrit, mais aussi à cause de dénonciations écrites aux forces de sécurités -de la part de gens avec lesquels j'avais fêté Noël, chanté, dansé, fait la fête.
Ce jour-là a été ma dernière journée à Alep Ouest, qui est encore maintenant contrôlée par Assad, et dont l'accès m'est donc interdit. J'ai traversé la frontière vers la Turquie et suis re-rentrée par le côté libéré de la ville. Pour faire la traversée entre les deux territoires, j'ai dû utiliser une fausse identité et me déguiser avec un foulard sur la tête. Et pour éviter les tirs des snipers du régime qui visaient ceux qui traversaient, il fallait courir entre les deux postes. Cela a été les cinq minutes les plus dangereuses de ma vie. Traverser, affronter ce danger avec pour seul but “le souvenir du Nouvel An”. Noël en tant qu'acte de résistance – je n'allais pas les laisser me voler mon Noël.
L'année suivante, ISIS me poursuit. Il est dangereux pour moi, en tant que chrétienne, de me trouver dans des zones où ils se déplacent librement, où ils kidnappent les révolutionnaires, et en priorité les musulmans. Mais malgré le danger, j'insiste pour avoir un arbre de Noël chez moi. En temps de guerre, il n'est pas facile de se procurer un arbre de Noël.
Je suis arrivée saine et sauve de l'autre côté: un “miracle de Noël” peut-être. Et j'ai fêté Noël et la nouvelle année avec les amis qui m'aimaient assez pour prendre le risque de faire la fête avec moi. Je suis ensuite retournée dans la partie d'Alep libérée, et je savais que c'était mon dernier Noël chez moi, dans ma rue.
Au même moment cette année-là il y a eu un autre miracle dans ma ville: mes meilleurs amis ont survécu à un bombardement lors d'un réveillon du 1er janvier. J'en suis encore reconnaissante. Le plus beau miracle de ma vie.
L'année suivante, ISIS me poursuit. Il est dangereux pour moi, en tant que chrétienne, de me trouver dans des zones où ils se déplacent librement, où ils kidnappent les révolutionnaires, et en priorité les musulmans. Mais malgré le danger, j'insiste pour avoir un arbre de Noël chez moi. En temps de guerre, il n'est pas facile de se procurer un arbre de Noël. J'ai dû l'acheter en Turquie, un prix que je pouvais à peine me permettre. Je l'ai enveloppé dans des vêtements pour le faire passer clandestinement à Alep. J'ai caché les décorations dans des boîtes de kleenex. Deux heures de route où à chaque contrôle je prenais un air très dégagé pour que l'on ne fouille pas mes vêtements et que l'on ne trouve pas l'arbre qui y était caché.
A un poste de contrôle d'ISIS à l'entrée de la ville un garde m'a demandé: “A qui est cette valise?”
“C'est la mienne”. J'ai fait mine de vouloir l'ouvrir mais le chauffeur a répondu: “C'est celle de la dame”.
Le garde s'en est désintéressé et je suis passée saine et sauve à Alep. Un autre miracle? Je ne sais pas.
J'invite des amis chez moi. Pour la plupart c'est la première fois qu'ils décorent un arbre de Noël et même si le rituel n'a pas de signification religieuse pour eux, ils sont venus et restent avec moi pour partager ma joie.
Jawad, le plus drôle d'entre eux, dit gaiment: “C'est vraiment bien les fêtes chrétiennes.” Et tout le monde rit.
Ali, mon ami de l'Armée Syrienne Libre, arrive avec un cadeau qu'il veut que je mette sous l'arbre. Je le prend – et je suis pétrifiée de peur. C'est un petit pistolet. Il dit: “Ce n'est trien. Au cas où il viennent te prendre,” -il parle d'ISIS- “ne les laisse pas te prendre vivante.”
L'idée me terrifie. C'est terrifiant de penser que quelqu'un qui vous aime vous suggère de vous suicider. Il sait que je ne peux pas tuer, alors il n'essaie même pas de me convaincre de me défendre. Le pistolet a finallement été volé, avec l'ordinateur portable et d'autre choses dans la maison, et on n'a jamais eu besoin de l'utiliser. Encore un miracle.
Aujourd'hui l'arbre de Noël est enfermé dans une maison du quartier de Al Sukkari, une maison que son propriétaire a murée avant de fuir on ne sait où.
C'est peut-être tout cela Noël.
Etre simple avec les gens que l'on aime, défier la mort et la solitude.
Ignorer le fait que ce sont les parents qui sont le Père Noël.
Défier les tirs des snipers pour passer le réveillon du 1er janver avec ses amis.
Passer en contrebande un arbre de Noël aux postes de contrôle d'ISIS.
Prendre des résolutions le 1er janvier, en sachant qu'on ne pourra pas les tenir.
Prier du fond du coeur pour que les portes ne se ferment pas au nez des réfugiés de son pays comme elles se sont fermées au nez de Marie et Joseph le soir de Noël.
Essayer de trouver un moyen miraculeux de pénétrer un souvenir extrêmement douloureux et le peindre d'amour.
C'est peut-être tout cela Noël. Etre assez naïf pour écrire une lettre et demander la “liberté”.