Envie d'attiser les passions au Pérou ? Parlez de terrorisme ou de gastronomie

El ojo que llora, memorial for victims of the violence in Peru 1980-2000. Each rock represents a murdered or disappeared person. Most of the victims were quechua-speaking peasants from the highlands. PHOTO: Christiane Wilke (CC BY-NC-ND 2.0)

«El ojo que llora» [l’œil qui pleure], un mémorial pour les victimes de la violence au Pérou (1980-2000). Chaque pierre représente une personne assassinée ou disparue. La plupart des victimes étaient des paysans de langue quechua  des régions andines. PHOTO: Christiane Wilke (CC BY-NC-ND 2.0)

Je suis absolument sûr que si vous demandiez à la plupart des Péruviens aujourd'hui ce qui, selon eux, contribue le plus à la renommée du Pérou, la majorité citerait la nourriture péruvienne, le Machu Picchu et quelques autres éléments du même acabit. Mais si vous aviez posé la question il y a 30 ans, les réponses auraient été très différentes. Je suis persuadé que la plupart des gens auraient évoqué le terrorisme et le trafic de drogue.

Au cours des 30 dernières années, le Pérou est tant bien que mal parvenu à créer des points d'accord et des vecteurs d'identité nationale autour de certains éléments cohérents qui unissent les Péruviens de différents milieux qui n'ont sinon que la nationalité en commun. L'Etat failli, en lambeaux et tout juste viable il y a presque trois décennies, a même réussi aujourd'hui à transformer ses échecs en succès. Dans le même temps, cependant, le rejet catégorique du terrorisme et des terroristes dans le pays perdure, et est virtuellement unanime.

Un récent exemple de ce sentiment est la réaction des Péruviens, en décembre dernier, à la sortie de prison et à l'expulsion du Pérou qui s'en est suivie de la citoyenne états-unienne Lori Berenson. Un site web en anglais basé au Pérou, Living in Peru [Vivre au Pérou], a publié un article sur Lori Berenson, la qualifiant dans le titre d'« activiste ». Le tollé sur le web a été immédiat, tant et si bien que le site a été forcé de retirer le mot «activiste» du titre, expliquant qu'il l'avait utilisé car diverses sources étrangères de langue anglaise avaient fait référence à Berenson de cette manière.

«…le Pérou est tant bien que mal parvenu à créer des points d'accord et des vecteurs d'identité nationale autour de certains éléments cohérents qui unissent les Péruviens de différents milieux qui n'ont sinon que la nationalité en commun.»

Mais l'affaire n'en est pas restée là. Mijael Garrido Lecca, directeur du quotidien péruvien en ligne Diario Altavoz,a publié une lettre ouverte à l'agence de presse Associated Press, la source de l'article de Living in Peru. Voici un extrait de cette lettre:

«[Frank] Bajak [auteur de l'article] déclare que Berenson a été condamnée pour « avoir collaboré à une entreprise terroriste» . . . . Les morts provoquées par l'idéologie meurtrière dont s'est revendiquée Lori Berenson ne sont pas un euphémisme ; pas plus que les veuves et les orphelins [qu'elles ont créés]. Comment cela se fait-il que Berenson soit rangée dans la catégorie d'activiste si elle fait partie d'une organisation qui a assassiné de sang-froid et a enlevé [des gens] comme bon lui semble? »

« Oussama Ben Lade n», ajoute Garrido, « n'était pas un “activiste”, c'était un terroriste. Les attaques tristement célèbres du World Trade Center le 11 septembre 2001 n'étaient en aucune façon un acte militant. C'étaient un acte terroriste ignoble qui a mêlé des citoyens innocents à des décisions qui n'étaient pas les leur. . . . Ce qui vient de se produire à Paris n'était pas un acte militant. C'était de la terreur. Mais ces erreurs “sémantiques” offrent aux terroristes une protection à terme, leur permettant de réécrire l'histoire et de produire un récit biaisé et abject. »

Je comprends que l'on a utilisé à outrance le terme de « terroriste » ces dernières années, et qu'on l'a amoindri par son application opportuniste à certains groupes de personnes et pas à d'autres. Toutefois, ici au Pérou, malgré des désaccords lorsque le terme est utilisé par les médias et d'autres dans des contextes particuliers comme le «terrorisme écologique» et le « terrorisme anti-extractivisme », il existe un consensus quasiment unanime quant au fait que les activités du Sentier lumineux et du MRTA [N.d.T Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru, guérilla qui a participé au conflit armé péruvien] relevaient du terrorisme. Alors quand quelqu'un emploie un euphémisme, comme Bajak l'a fait, pour décrire une personne largement considérée comme une terroriste par les Péruviens, les médias sociaux— les médias dans leur ensemble — laissent éclater leur rage et leur colère.

“…au Pérou… il existe un consensus quasiment unanime quant au fait que les activités du Sentier lumineux et du MRTA relevaient du terrorisme.”

A ce stade, peut-être un peu d'histoire permettra-t-il aux lecteurs de mieux saisir le contexte. Le Sentier lumineux a été fondé dans la ville andine d'Ayacucho dans les années 1970. La première action notoire du groupe a été de mettre le feu aux bulletins de vote et aux urnes du village de Chuschi le 17 mai 1980. 12 ans, un nombre incalculable d'attaques terroristes et presque 60000 morts plus tard, la capture d'Abimael Guzman, le dirigeant du groupe, le 12 septembre 1992 a signé la fin du Sentier lumineux.

Lorsque le Sentier lumineux a commis ce premier acte à Chuschi, il ne l'a pas fait en réponse à une demande ou une protestation de la population, mais avec une violence aveugle qui a perturbé un processus électoral que les citoyens avaient revendiqué et attendu avec une grande impatience. Puis, le groupe a annoncé qu'il était en guerre contre l'Etat bourgeois, se définissant lui-même comme étant d'orientation marxiste-léniniste et adhérant à la thèse de Mao selon laquelle la violence est un élément nécessaire de la révolution. Le programme général du Sentier lumineux en 1988 établissait que le groupe cherchait à « détruire l'Etat péruvien, la dictature des profiteurs menée par la haute bourgeoisie, les forces armées répressives qui la soutiennent, et l'ensemble de l'appareil bureaucratique. »

L'une des principales caractéristiques du Sentier lumineux était son refus d'engager le dialogue : en vertu de son idéologie, tout contact non violent avec l'ennemi était une concession inacceptable. Il n'y eut ainsi jamais de possibilité de dialogue, encore moins de négociation, et si un membre du Sentier lumineux se montrait favorable à ces méthodes, il ou elle était obligé de suivre des sessions d'« autocritique ».

Ceci, ajouté à l'utilisation d'un langage obscur et profondément idéologique incompréhensible aux yeux des citoyens ordinaires, n'a pas aidé à rendre plus compréhensible pour la population les objectifs du Sentier lumineux. Y compris pour l'intelligentsia liménienne, qui pendant des années a échoué dans son analyse et son diagnostic du phénomène du Sentier lumineux, et a même dans un premier temps manifesté de la sympathie pour les tendances de gauche du groupe.

Mais la majorité des Péruviens ont rejeté l'idéologie et les méthodes du Sentier lumineux, et n'ont pas hésité à qualifier ses membres de « terrucos », une variante quechua du terme espagnol pour « terroristes » qui était souvent réduit à « tucos ». L'association entre le groupe et le concept de terrorisme est d'abord apparue parmi les couches les plus pauvres des populations urbaine et rurale, dans les zones les plus affectées par ses attaques. Puis, l'utilisation de ces mots s'est étendue à tous les secteurs de la société péruvienne.

Par conséquent, toute tentative de décrire les activités du Sentier lumineux comme autre chose que du terrorisme engendre une salve d'accusations de la part de toutes les strates de la société péruvienne. Ainsi, certains responsables politiques ont enjoint le gouvernement à agir pour exiger que les Etats-Unis qualifient Berenson de terroriste et non d'activiste. Interrogé sur cette affaire, le ministre de la Justice péruvien a affirmé que les activités du MRTA, l'organisation à laquelle Berenson appartenait, revêtaient clairement un caractère terroriste. Même l'ambassadeur états-unien a déclaré à des journalistes que « les Etats-Unis ont toujours dit que le MRTA [était] un groupe terroriste. »

Berenson, qui a été accueillie aux cris de « terruca » à l'aéroport par certaines personnes présentes alors qu'elle attendait de quitter le pays, a cependant maintenu sa position quant au fait que le MRTA n'était pas une organisation terroriste. Certaines positions sont inconciliables.

Le seul autre sujet qui déchaîne systématiquement les passions des Péruviens est la gastronomie: à savoir, les tentatives de nos voisins du sud (les Chiliens) de s'approprier le Pisco Sour ou le Suspiro Limeño [N.d.T Le Pisco Sour est un cocktail à base de pisco péruvien auquel on ajoute du jus de citron vert, du sucre de canne, du blanc d’œuf et de l'angostura bitter. Quant au Suspiro Limeño, il s'agit d'un dessert liménien dont les deux ingrédients principaux sont la confiture de lait et la meringue.] Etrangement, ou peut-être pas tant que ça, ce sont les médias qui exagèrent la portée de ces questions sans vraiment se préoccuper de leur importance réelle. Pour eux, cela semble très important de faire apparaître aux yeux de la population péruvienne les dangereuses manœuvres des Chiliens, ou la menace imminente posée par ceux qui manquent de désigner les terroristes par leur appellation correcte.

«Nos désaccords en matière de gastronomie ne nous empêchent pas de faire des affaires avec les Chiliens ou de partager un repas entre amis qui ont des points de vue différents sur les Papa a la Huancaína. Mais la question du terrorisme est liée à des facteurs politiques et sociaux dont le souvenir nous ramène à un temps où les Péruviens étaient divisés, et qui sont donc propices à la manipulation politique.»

Les choses au Pérou sont revenues à la normale avec le départ de Lori Berenson. Mais peut-être ce calme-là est-il celui qui prévaut avant la tempête pour ce qui est des plats nationaux : c'est seulement une question de temps avant que les médias ne commencent à se montrer fébriles et avides de susciter un nouvel épisode de faux patriotisme.

Il existe néanmoins une grande différence entre le fait de s'indigner quand un site web chilien affirme que les Picarones [fr] sont une création chilienne ou de débattre pour savoir si l'on peut préparer les Papa a la Huancaína avec autre chose que des pommes de terre jaunes (c'est possible, mais certains puristes considéreraient tout écart à cette norme comme une aberration), et le genre de conflit que la question du terrorisme génère. Nos désaccords en matière de gastronomie ne nous empêchent pas de faire des affaires avec les Chiliens ou de partager un repas entre amis qui ont des points de vue différents sur les Papa a la Huancaína. Mais la question du terrorisme est liée à des facteurs politiques et sociaux dont le souvenir nous ramène à un temps où les Péruviens étaient divisés, et qui sont donc propices à la manipulation politique.

Je vais donc m'arrêter là et me focaliser sur d'autres sujets plus constructifs, comme celui d'établir quel est le meilleur ceviche au Pérou, ou si le lomo saltado [fr] est plus chinois que créole – des débats sans fin, mais qui rapprochent aussi les gens et sont sans conteste plus plaisants.

Bon appétit. [N.d.T en français dans le texte original]

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