Depuis un mois, le Brésil est pris dans une spirale infernale, et les événements s'enchaînent avec une telle rapidité que se déconnecter ne serait-ce qu'un instant fait courir le risque de manquer les dernières infos explosives.
Que s'est-il passé ces dernières semaines?
Les troubles ont démarré au début du mois lorsque Luiz Inácio Lula da Silva, président du Brésil entre 2003 et 2010, a été conduit dans les locaux de la police fédérale pour y être interrogé. Puis la présidente actuelle, Dilma Rousseff, a nommé Lula chef de cabinet dans ce qui semble être une manœuvre pour le mettre à l'abri d'un procès.
« L'opération Lava Jato » – une enquête de grande envergure sur fond de pot-de-vins impliquant l'entreprise pétrolière d'Etat Petrobras et plusieurs entreprises importantes de construction— a entraîné l'arrestation de plus d'une douzaine de responsables politiques depuis 2014. Le parquet cherche à présent à savoir si Lula a bénéficié de faveurs de la part des sociétés impliquées dans l'affaire. Après son arrestation le 4 mars, Lula a été libéré sans être officiellement inculpé.
Suite à la nomination de Lula, Sergio Moro, le juge chargé de l'opération Lava Jato (« Lava Jato » signifie « lave-auto »), a rendu public près de 50 bandes de conversations téléphoniques entre Lula et ses alliés. L'enregistrement le plus explosif est un appel à Dilma Rousseff qui a eu lieu quelques heures seulement avant que les bandes ne soient mises en circulation. Dans cet appel, la présidente propose d'envoyer à Lula une copie de sa nomination « au cas où », ce que certains ont interprété comme voulant dire « au cas où il en aurait besoin pour éviter d'être arrêté ». Un autre enregistrement révèle la tentative de Lula d'influencer Rosa Weber, juge au Tribunal fédéral suprême.
Lorsque le journal de 8 heures au Brésil a diffusé les enregistrements audio, des protestations massives ont éclaté dans le pays et la capitale.
Making Judge Moro into an idol contradicts a virtue he's supposed to represent: the impersonality of institutions. pic.twitter.com/UdZaslh68M
— Alex Cuadros (@alexcuadros) March 4, 2016
Faire du juge Moro une idole entre en contradiction avec une vertu qu'il est censé représenter: le caractère impersonnel des institutions. pic.twitter.com/UdZaslh68M
— Alex Cuadros (@alexcuadros) March 4, 2016
Faire du juge Moro une idole entre en contradiction avec une vertu qu'il est censé représenter: le caractère impersonnel des institutions. pic.twitter.com/UdZaslh68M
La nomination de Lula a également provoqué une guerre judiciaire, et le Tribunal fédéral suprême a reçu 13 motions de révocation le concernant. L'un des juges ayant soumis une motion est devenu célèbre sur la Toile après que des internautes ont trouvé des comptes sur des réseaux sociaux où il avait posté des photos de lui en train de participer à une manifestation anti-gouvernement et dans lesquels il se prononce ouvertement contre le Parti des travailleurs (le parti de Lula et Dilma Rousseff). Une décision préliminaire du Tribunal suprême du Brésil a suspendu la nomination de Lula.
Dilma Rousseff n'est quant à elle pas officiellement impliquée dans l'opération Lava Jato, mais le Congrès national du Brésil a lancé une procédure de destitution contre elle, au motif qu'elle a manipulé des comptes du gouvernement pour masquer une augmentation du déficit. Que cela constitue ou non une raison valable d'un point de vue légal pour destituer la présidente ne fait pas consensus, et beaucoup reprochent au Congrès d'utiliser les remous politiques actuels dans le pays à des fins partisanes.
Dans le même temps, le Tribunal électoral brésilien rendra bientôt son jugement sur les possibles irrégularités lors des campagnes électorales de Dilma Rousseff en 2010 et 2014. Un jugement défavorable entraînerait la destitution de celle-ci ainsi que de son vice-président, ce qui imposerait la tenue de nouvelles élections anticipées.
Qu'est-ce que l'opération Lava Jato?
Cette opération, l'une des plus vastes enquêtes pour corruption de l'histoire du Brésil, a commencé en 2009 dans le cadre d'une investigation sur fond de blanchiment d'argent impliquant un dirigeant politique local de l'Etat du Paraná, dans le sud du Brésil. De 2009 à 2014, l'enquête a mis au jour un énorme scandale de corruption au sein de l'entreprise pétrolière d'Etat Petrobras qui impliquait des responsables politiques de différents partis ainsi que les plus grandes entreprises de construction du pays.
Dans cette affaire, de hauts dirigeants de Petrobras et des sociétés réunies en cartel ont conspiré pour surfacturer à l'entreprise pétrolière des travaux de construction et des services. Le surplus dégagé a profité aux sociétés et aux dirigeants de Petrobras, qui ont souvent partagé l'argent avec des lobbyistes et des personnalités politiques (auxquelles de nombreux cadres de Petrobras doivent leur poste). D'après les estimations de la police fédérale, la combine a causé 10 milliards de dollars de pertes à l'entreprise. Jusqu'à maintenant, 93 personnes ont été condamnées dans le cadre de cette enquête, dont des responsables politiques très en vue et des propriétaires d'entreprises de construction.
De quoi est accusé Lula?
Les sociétés de construction impliquées dans l'affaire de corruption portant sur Petrobras ont rénové deux propriétés qui pourraient appartenir à Lula: un appartement en bord de mer et une maison de campagne. Les deux biens immobiliers sont enregistrés au nom d'amis personnels, mais les enquêteurs ont découvert des indices qui laissent penser que ce sont Lula et sa famille qui occupent en réalité les propriétés. Les sociétés ont aussi versé des dons à la fondation de l'ex-président et sponsorisé certaines de ses conférences. Lula a formellement nié toute faute. Le parquet doit encore prouver qu'il existe un échange évident de bons procédés entre les faveurs dont il a bénéficié et les contrats passés avec Petrobras.
Le juge Sergio Moro est-il allé trop loin?
Moro prétend que sa décision de ne pas tenir secrets les enregistrements était motivée par l'intérêt général, ce qui lui fait dire que «La démocratie dans une société libre requiert que ceux qui sont gouvernés soient au courant de ce que font les gouvernants, même lorsque [ceux-ci] tentent d'agir en s'abritant sous le voile des ténèbres.» Plusieurs experts judiciaires affirment toutefois que la mise sur écoute devrait uniquement servir lors des procédures judiciaires, et qu'elle ne constitue pas une fin en soi. Le juge Teori Zavascki a apporté son soutien aux détracteurs de Moro, estimant que l'enquête qui vise Lula devrait relever de la compétence du Tribunal fédéral suprême.
Il n'est pas non plus certain que Moro avait le droit de rendre public un appel impliquant la présidente brésilienne, étant donné que seul le Tribunal suprême a le pouvoir de juger un chef d'Etat et les ministres de son cabinet, ce qui est désigné sous le nom de «forum privilégié.»
Pour compliquer encore les choses, l'appel entre Lula et Dilma a été intercepté quelques heures après que la mise sur écoute a été officiellement suspendue. Des spécialistes des nouvelles technologies ont déclaré que, étant donné que toutes les interceptions et les enregistrements sont effectués par les opérateurs télécoms, il y a toujours un décalage entre une décision de justice et la suspension réelle. Mais beaucoup se demandent maintenant si, en cas de procès par le Tribunal fédéral suprême, la valeur juridique des enregistrements sera reconnue.
Dilma Rousseff peut-elle être destituée?
Plus de 30 motions de destitution ont été soumises à la chambre basse du Congrès l'année dernière, mais c'est seulement il y a deux semaines – dans le chaos qui a régné suite à la nomination de Lula comme chef de cabinet – que l'une d'elles a finalement été approuvée en session plénière.
La motion accuse Dilma Rousseff de manipulation fiscale pour avoir dissimulé une hausse du déficit dans les comptes publics. Elle nie toute action frauduleuse et ses avocats soutiennent que l'accusation n'est pas suffisamment étayée pour entraîner la destitution d'une présidente en exercice. Dilma a elle-même qualifié l'initiative de tentative de coup d'Etat.
La destitution sera sans doute mise en débat lors d'un vote mi-avril. Si ses défenseurs obtiennent une majorité des deux tiers au Parlement, la motion sera envoyée au Sénat. Il est difficile de savoir si Dilma survivra à une destitution. L'un des faits majeurs sera de voir si le PMDB, le parti majoritaire dans les deux chambres, se désolidarisera du parti de la présidente Rousseff. (Le PMDB est le parti de Michel Temer, le vice-président brésilien, qui prendrait le pouvoir si Dilma est destituée).
Un groupe moins important de parlementaires défend une proposition alternative: un référendum révocatoire sur le maintien ou non de Dilma Rousseff à son poste. Il faudrait pour organiser un tel référendum amender la constitution brésilienne (un processus fastidieux) car il n'existe pas actuellement de cadre juridique portant sur la destitution d'un chef d'Etat par référendum. Les partisans de cette «voie intermédiaire» affirment que la procédure de destitution manque de fondement juridique et que le Congrès ne peut évincer une présidente uniquement parce qu'elle est impopulaire – mais ils mettent en avant le fait que le peuple pourrait, lui, en avoir le droit.
Qui sont les soutiens du gouvernement actuel ? Et les opposants ?
Les défenseurs du gouvernement actuel ont tendance à dire que les détracteurs du parti politique de la présidente, le Parti des travailleurs, appartiennent aux classes moyennes supérieures blanches et aisées. Certaines études corroborent en partie cette idée, mais des preuves solides montrent aussi que les différences entre groupes pro et anti-gouvernement sont seulement marginales.
Selon une étude menée par l'Institut de recherche Datafolha et portant sur deux manifestations récentes à São Paulo (l'une pour et l'autre contre le gouvernement), les manifestants hostiles au gouvernement avaient 13 pour cent plus de chance de gagner plus de 27600 dollars US par an [environ 24385 euros]. De la même façon, la probabilité qu'ils soient fonctionnaires était moins élevée, et ils étaient plus susceptibles de posséder leur propre affaire.
Toutefois, près de 80 pour cent des participants aux deux manifestations possédaient un diplôme universitaire (dans une ville où seule 28 pour cent de la population termine le secondaire) et plus de la moitié gagnait 15600 dollars US par an [environ 13756 euros], contre seulement 23 pour cent des habitants de São Paulo.
Au final, cela montre que la plupart des personnes qui sont descendues dans la rue appartiennent aux classes moyennes. Désormais, alors que la crise nationale s'éternise, la polarisation entre les deux camps semble s'accentuer. Voilà peut-être la tendance la plus inquiétante de toutes.