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Les élèves brésiliens doivent-ils étudier les auteurs portugais ?

Catégories: Amérique latine, Europe de l'ouest, Brésil, Portugal, Education, Langues, Littérature, Médias citoyens
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Les dernières paroles du poète portugais Fernando Pessoa . Photo (“je ne sais pas ce que sera demain”) : Manu Dreuil/Flickr. CC 2.0

(Billet d'origine publié le 15 mars 2016) Dans le cadre de l'optimisation du programme de l'enseignement élémentaire au Brésil, une question a retenu l'attention des enseignants et des médias :  l'obligation ou non de l'étude de la littérature portugaise par les élèves brésiliens .

La directive officielle responsable de ce débat est la BNCC (base nationale de programme commun), mise en place en 2015, qui dessine de nouvelles orientations concernant “ce qu'un élève brésilien est censé connaître lorsqu'il termine son cycle d'enseignement secondaire“.

Le problème est de savoir comment interpréter les nouvelles directives [2], en particulier les deux énoncées ci-dessous :

Ler produções literárias de autores da Literatura Brasileira Contemporânea, percebendo a literatura como produção historicamente situada e, ainda assim, atemporal e universal.

Interpretar e analisar obras africanas de língua portuguesa, bem como a literatura indígena, reconhecendo a literatura como lugar de encontro de multiculturalidades.

Lire la production littéraire brésilienne contemporaine, considérant la littérature comme une production historiquement située mais également intemporelle et universelle.
Lire et analyser des oeuvres africaines en langue portugaise, ainsi que la littérature indigène, reconnaissant la littérature comme un lieu de rencontres multiculturelles.

Le fait que la littérature portugaise ne soit pas mentionnée dans l'extrait ci-dessus n'a pas manqué d'attirer l'attention au Portugal et au Brésil. Certains soutiennent que des auteurs portugais prestigieux comme Luís Vaz de Camões, Fernando Pessoa, Eça de Queiroz et José Saramago vont être retirés du programme et qu'il manquera aux élèves une partie du contexte nécessaire pour une bonne compréhension de la tradition littéraire brésilienne.

D'autres assurent que ces directives s'inscrivent dans un cadre trop restreint, et que même si on y ajoutait la littérature portugaise, la littérature sud américaine et mondiale n'y  trouverait pas son compte.

Dans une lettre ouverte pour le site d'information en portugais “O Mirante” ( le guetteur) ,  l'écrivain brésilien Eliezer Moreira a fait une critique sévère [3] du BNCC :

Ora, para que a literatura brasileira, ou qualquer outra, seja reconhecida como “lugar de encontro de multiculturalidades” (que linguagem pomposa!) é preciso infinitamente mais do que acrescentar-lhe duas outras. O viés ideológico e o ranço doutrinário da BNCC, nesse tópico, são indisfarçáveis e de um reducionismo ridículo. Na verdade, o que se pode deduzir do texto é algo mais calamitoso do que simplesmente pôr de escanteio a literatura portuguesa. Os professores de ensino médio – aquela fase do ensino em que os alunos costumam decidir suas vocações e seu futuro –, podem se desobrigar de incluir em seus programas de ensino também as literaturas francesa, inglesa, norte-americana e russa – ou seja, nada de Shakespeare, Camões, Dostoievski, Kafka, Fernando Pessoa, Faulkner, Camus e Hemingway, por exemplo.

Vous savez, pour qu'une littérature,  brésilienne ou autre, soit reconnue comme lieu de rencontres multiculturelles, il en faut infiniment plus que lui ajouter une ou deux autres littératures. Le parti-pris idéologique et la fadeur doctrinaire de la BNCC sur ce sujet sont évidents et témoignent d'un réductionnisme ridicule. En réalité ce que l'on peut craindre dans ce texte est quelque chose de bien plus grave mette simplement de côté la littérature portugaise : les professeurs du secondaire, cette période pendant laquelle les élèves choisissent habituellement leur vocation et orientent leur avenir, pourraient, par exemple, être libres d'inclure ou non dans le programme la littérature française, anglaise, nord-américaine ou russe. En conséquence, exit Shakespeare, Camões, Dostoïevski, Kafka, Fernando Pessoa, Camus, Hemingway, par exemple.

Imagem: Farley Santos/Flickr. CC 2.0 [4]

Photo: Farley Santos/Flickr. CC 2.0

Dans la Folha de São Paulo, une enseignante universitaire, Flora Bender Garcia, et un professeur du secondaire, expriment leur opinion dans un article  [5] traitant de l'erreur chronologique évidente liée au retrait de l'étude de la littérature portugaise :

Como compreender a cultura popular nordestina, suas canções, seus repentes, seus cantos de aboiar, sua literatura de cordel, sem reconhecer a presença da literatura medieval da Península Ibérica, em particular as cantigas trovadorescas e as novelas de cavalaria?

E Morte e Vida Severina, de João Cabral de Melo Neto, e Auto da Compadecida, de Ariano Suassuna, nada devem ao teatro humanista português de um Gil Vicente? Fugir ao diálogo Brasil/Portugal é negar origens e contextos produtivos.

Comment comprendre la culture populaire du nord-est, ses chansons, ses “repentes” ( chansons d'amour), ses “cantos de aboiar” (chants d'origine galicienne utilisés pour calmer les troupeaux de bovins..), sa littérature “de cordel” = de ficelle (une littérature populaire souvent diffusée sur de petites feuilles illustrées), sans y reconnaître la survivance de la littérature médiévale de la péninsule ibérique et en particulier les “cantigas” des troubadours et les romans de chevalerie.

E Morte e Vida Severina, de João Cabral de Melo Neto, et Auto da Compadecida, de Ariano Suassuna, ne devraient rien au théâtre humaniste portugais d'un Gil Vicente ? Fuir le dialogue Brésil/Portugal, c'est nier les origines et contextes de production.

Le Brésil a été une colonie portugaise [6] entre 1500 et 1815, puis le pays a été élevé à la condition de royaume du fait du transfert de la cour royale portugaise à Rio de Janeiro après l'invasion du Portugal par les armées de Napoléon. Par la suite, en 1822, après le retour de la famille royale au Portugal, le Brésil a obtenu son indépendance. Le legs principal laissé par les Portugais a été leur langue, aujourd'hui unique langue officielle et parlée dans toute l'étendue de ce pays.

Un quotidien portugais reprenant bon nombre des idées développées dans l'article de Flora Bender Garcia dans la Folha, le Diário de Notícias [7], attribue ce choix de programme à une prise de position idéologique du gouvernement fédéral. Le quotidien en profite également pour ressortir une autre polémique datant de 2011, un livre scolaire brésilien ayant alors minimisé le caractère grammaticalement incorrect d'une phrase en l'expliquant par des formes différentes utilisées au Brésil:

O governo do Partido dos Trabalhadores, de centro-esquerda, é acusado de populismo e de agir de forma ideológica, ao querer privilegiar a cultura indígena e ao ser mais permissivo em relação a questões gramaticais já desde 2011, quando causou choque na classe educadora que num manual escolar distribuído pelo MEC fosse considerada “inadequada e passível de preconceito” mas não errada” a expressão, sem concordância, “nós pega o peixe”.

Le gouvernement de centre-gauche du Parti des travailleurs est accusé de faire du populisme, d'agir par idéologie, de vouloir privilégier la culture indigène, d'être trop permissif dans le domaine grammatical depuis 2011, après un débat provoqué dans le monde enseignant par la présence dans un manuel scolaire officiel d'une expression considérée comme inadéquate, susceptible de modifier la syntaxe, mais considérée comme non erronée : “nós pega o peine” au lieu de ‘” nós pegamos o peixe” =  nous avons attrapé le poisson.

L'universitaire brésilien Anderson da Mata exprime son désaccord avec cette idée que le folklore brésilien aurait son origine dans la littérature portugaise, au centre de l'article de la “Folha” repris dans le “Diário de Noticias”. Il défend les changements proposés sur sa page Facebook personnelle [8] :

Que vergonha desse texto publicado em Portugal que anda circulando por aí sobre a Base Nacional Curricular Comum. Só a ideia de que “Portugal criou o Brasil”, pelo colonialismo rasteiro, já merecia fazer com que o texto fosse ignorado.

Não custa lembrar que a história da literatura portuguesa foi “excluída” dos currículos da educação básica no Brasil há quase vinte anos. O objetivo não poderia ser mais claro: menos história da literatura, mais literatura.

E ninguém está proibido de ensinar a meninada a ler com Camões, Alcoforado ou Pessoa, ok? Mas o foco é esse: ensinar a ler.

Quelle honte de voir ce texte sur la “Base Nationale Programme Commun” publié au Portugal, circuler encore par ici. La seule idée que “le Portugal aurait créé le Brésil ” par un colonialisme à ras de terre, suffisait déjà pour préférer que ce texte soit oublié.
Il ne coûte rien de rappeler que l'histoire de la littérature portugaise a été déjà exclue des programmes de l'éducation nationale depuis presque vingt ans. L'objectif ne peut pas être plus clair : moins d'histoire de la littérature mais plus plus de littérature.
Et il n'est interdit à personne d'apprendre aux enfants à lire en se servant de Camôes, Alcoforado ou Pessoa, ok ? Le but étant toujours le même : apprendre à lire !

A la suite de ces réactions, le Ministère de l'Education a fait paraître un communiqué de presse insistant sur le fait que la littérature portugaise ne serait pas retirée du programme, que ce qui allait se mettre en place  était un changement dans la manière de présenter le contenu, sans entrer dans les détails.

Na proposta de Base Nacional Comum Curricular (BNCC), o estudo de obras literárias brasileiras deve ser realizado em conexão direta com a leitura e o estudo de obras clássicas da literatura portuguesa.

Dans la proposition de Programme National commun de base (BNCC), l'étude des oeuvres littéraires brésiliennes doit être faite en connexion directe avec la lecture et l'étude des oeuvres classiques de la littérature portugaise.

Sur son blog O Jornal do Romário, le linguiste Marcos Bagno se demande [9] pour quoi ce débat n'insiste pas plus sur l'absence d'autres littératures au lieu de se figer exclusivement sur l'antériorité portugaise de la culture brésilienne :

Por que ninguém faz protesto contra a não obrigatoriedade do ensino na escola da literatura africana de expressão portuguesa — uma literatura com fascinantes identidades próprias, fecunda, que recicla os cânones ocidentais, que fala de realidades sociais e culturais muito próximas de nós? Cadê o abaixo-assinado?

Por que não se convoca passeata para que se torne obrigatório o ensino da literatura latino-americana, a mais rica e influente da segunda metade do século XX, produzida em países do nosso próprio continente, com uma variedade de gêneros e temas tão vasta quanto a porção do mundo que se estende de Tijuana a Ushuaia?

On se demande pourquoi personne ne proteste contre l'absence d'obligation dans les écoles d'un enseignement de la littérature africaine d'expression portugaise, une littérature qui présente des identités propres fascinantes, une fécondité permettant de recycler les canons occidentaux, et qui décrit des réalités sociales et culturelles très proches des nôtres ?

Pourquoi n'organise-t-on pas de défilés dans les rues pour rendre obligatoire l'enseignement de la littérature latino américaine, la plus riche et la plus influente de la deuxième moitié du XXe siècle. C'est une production issue des pays de notre propre continent , qui présente une grande variété de genres et de thèmes, aussi vaste que les terres qui s'étendent de Tijuana à Ushuaia !

La question de savoir quoi inclure dans le nouveau programme était ouverte à la consultation publique jusqu'au 15 mars 2016, sur le site du Ministère de l'Education [10]. Ce ne sera que la première étape vers la finalisation du futur programme d'enseignement au Brésil car il devra être revu au niveau des réseaux scolaires des différents Etats et municipalités du Brésil avant de pouvoir entrer en vigueur en juin 2016.