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«Je ne veux pas être brûlée vive» : Un médecin raconte le bombardement américain qui a détruit l’hôpital de MSF en Afghanistan

Catégories: Asie Centrale et Caucase, Afghanistan, Action humanitaire, Catastrophe naturelle/attentat, Droits humains, Gouvernance, Guerre/Conflit, Médias citoyens, Santé, The Bridge
Un homme blessé dans un accident de la route reçoit des soins au centre de traumatologie de Médecins Sans Frontières (MSF) à Kunduz. Andrew Quilty/Oculi. Autorisation d'utiliser.

Un homme blessé dans un accident de la route reçoit des soins au centre de traumatologie de Médecins Sans Frontières (MSF) à Kunduz. Andrew Quilty/Oculi. Reproduction autorisée.

L’article suivant a été compilé par Global Voices avec les données fournies par Médecins Sans Frontières (MSF). Médecins Sans Frontière (MSF) est une organisation indépendante d’aide médicale et humanitaire œuvrant à l’international, qui fournit de l’aide d’urgence aux personnes affectées par les conflits armés, épidémies, carastrophes naturelles et exclues des soins de santé. MSF travaille activement dans plus de 70 pays à travers le monde.
Le texte ci-dessous provient de la Dr Evangeline Cua, une chirurgienne philippine qui travaillait pour Médecins Sans Frontières au Centre de Traumatologie de Kunduz en Afghanistan. Elle était en service dans les semaines précédentes et durant la journée où l'établissement a été anéanti par les tirs aériens de l’armée américaine, le 3 octobre. Six mois se sont maintenant écoulés depuis l'événement.

Nous étions comme deux poules sans têtes courant dans l'obscurité la plus totale — moi et le chirurgien qui m’assistait durant une opération. Les infirmiers(ères) qui étaient avec nous quelques instants plus tôt se précipitaient maintenant à l’extérieur du bâtiment, bravant la volée de tirs en provenance du ciel. Je toussais, à moitié étouffée par la poussière tourbillonnante dans la pièce. Derrière mon masque chirurgical, ma bouche était pleine de poussière, comme si quelqu’un me forçait à manger du sable. Je pouvais entendre le souffle de chacune de mes respirations laborieuses. Une épaisse fumée noire provenant d’une autre pièce obstruait la majeure partie de notre vision.

Dr. Evangeline Cua of MSF. Photo by MSF. [1]

Le Dr Evangeline Cua de MSF. Photo par MSF.

Le feu caressait le toit d’un côté du bâtiment, dansant et étincelant dans l’obscurité, touchant presque aux branches des arbres à proximité. L’USI brûlait. À l’extérieur, la seule chose qui trahissait le silence était le bourdonnement constant venu d’en haut. Un avion ? Une frappe aérienne ? Pourquoi l’hôpital ? Pourquoi nous ? Et puis, sans avertissement, une autre déflagration puissante et assourdissante secoua le bâtiment. Le plafond s’est ensuite écrasé sur nous et les dernières lumières qui résistaient encore se sont éteintes, nous amenant ainsi dans le noir le plus total. J’ai hurlé de terreur quand des câbles me clouèrent au sol. C’est la dernière chose dont je peux me souvenir.

Je suis revenue à moi désorientée et en sanglot. Cela fait maintenant plusieurs mois que je suis de retour d’Afghanistan et, à l’exception d’une cicatrice s’effaçant lentement sur mon genou droit, cet incident atroce au Centre Traumatologique de Kunduz était presque oublié, supprimé de la mémoire. Les comptes rendus, les consultations avec des psychiatres, les techniques de méditation, page après page d’entrées de journal pour me délivrer des horreurs de cette nuit……tout cela fut balayé quand des souvenirs se précipitèrent dans un cauchemar déclenché par un feu d’artifice.

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La mission de la Dr Cua avec MSF à Kunduz s’était principalement déroulée sans incident avant une intensification des combats entre les troupes gouvernementales et les talibans, ce qui a entraîné ces derniers à prendre brièvement la ville stratégique du nord vers la fin de septembre de l’année dernière.

Cela a déclenché un crescendo de violence qui a conduit au bombardement de l’hôpital dans lequel elle travaillait par des avions de combat américains. Des 14 années de guerre menées par Washington dans ce pays, il s’agit d'un des pires incidents entraînant la mort de civils.

Un total de 42 personnes ont péri durant l’attaque, ce que le gouvernement des États-Unis a appelé une «erreur évitable». L’hôpital jouait un rôle important dans la ville, fournissant de l’aide médicale gratuite pour tous ceux qui en avaient besoin.

Ci-dessous, la Dr Cua remémore à quel point l'hôpital était submergé de patients le jour où la frappe a eu lieu, travaillant sans relâche pour sauver les habitants de la région qui s'étaient retrouvés pris entre les feux des talibans et du gouvernement.

Ce jour, au moins 24 patients ont perdu la vie, avec à leur côté 14 employés de MSF et 4 accompagnateurs. MSF décrit la cause de leur mort comme étant des «frappes aériennes précises et répétées de l’armée américaine».

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Une douzaine de personnes se trouvaient au sol. Plus encore étaient couchées sur les civières rangées des deux côtés de la salle d’urgence. Des femmes étaient vêtues de shalwar kameez couverts de sang, l’une d’entre elles était enceinte, une autre fixait le plafond d’un regard vide ; des hommes portaient des vêtements ensanglantés et en lambeaux, un jeune enfant gémissait de douleur, une flaque de sang à l'emplacement de sa jambe. 

J’e sursautai quand un vieil homme ridé avec une longue barbe et des yeux pleins de bonté m’arrêta et, étonnamment pour un homme afghan, tenta de toucher mon bras. Avec une voix suppliante, il me demanda dans un anglais boiteux, «Docteure, je vous en prie. Mon fils est à l’extérieur. Pouvez-vous l’examiner ? C'est un homme bon, docteure. Mon plus jeune fils.» Il me disait ces mots avec fierté, un soupçon de sourire au visage. Je parvins à étouffer un cri en l'apercevant — l’homme sur la civière près du mur. Une grande blessure béante se trouvait sur sa poitrine, qui me laissait entrevoir son poumon partiellement à découvert. Un regard vitreux s’était déjà emparé de ses yeux et son pouls n’était plus palpable. Tentant de faire quelque chose, n’importe quoi, j’ai ajusté sa perfusion intraveineuse. J’ai ensuite recouvert doucement sa poitrine d’une compresse et, d’une voix cassante, demandé au vieil homme de m’excuser et que j’allais demander à une des infirmières de s’occuper de son fils. 

Le regard reconnaissant dans ses yeux, comme si j’avais donné une deuxième chance de vivre à son fils, va me hanter à tout jamais.

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MSF considère ce qui arriva par la suite comme un crime de guerre, car l’hôpital entièrement opérationnel était sous la protection des lois humanitaires internationales.

Peu de temps après que le début du bombardement accidentel du centre, MSF est entré en contact avec le gouvernement américain pour les avertir qu’un raid aérien était en cours sur l’hôpital.

Dans le rapport d’une enquête gouvernementale publiée en novembre, le commandant des forces américaines en Afghanistan, le général John Campbell, fait référence à l'échec de l’armée à répondre immédiatement à l’alerte comme étant une «erreur humaine».

Le fait que l’avion militaire AC-130 ayant effectué la frappe se soit trompé entre l’hôpital et un bâtiment abritant des forces talibanes n’est en aucun cas une consolation, autant pour les familles des victimes que pour les survivants de la tragédie.

Le père de Shaista, une petite fille de trois ans qui a perdu une jambe dans les violences précédant l’explosion et la seule patiente à avoir réchappé des soins intensifs en vie, dit que l’attaque est «impardonnable», comparant l’excuse de Washington à «un coup de poing au visage, après lequel on s’excuse»

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Les choses qui revenaient dans tous mes cauchemars étaient le son rugissant et les panneaux de bois qui s’écrasaient sur nous. Et des cris. Les miens. Ensuite, moi qui trébuche, atterrissant sur le plancher.

«Lève-toi! Allez».

Je me suis tranquillement soulevée, grimaçant de douleur, essayant de le voir dans le noir. C’est alors que j’ai aperçu le toit incliné reconnaissable. Le sous-sol ! Dieu soit loué.

Nous avons couru et sauté dans la brèche. À notre horreur et grande déception, nous nous sommes retrouvés à l’intérieur de l’échappement de la fenêtre du sous-sol. Nous étions entourés d'épaisses parois de béton à environ sept mètres en dessous du sol, lequel n’était recouvert que d’une mince feuille de toit plus haut. Un gouffre. Un cul de sac. Le véritable sous-sol se trouve de l’autre côté du mur !

Nous avons alors remarqué une fenêtre crachant du feu juste au-dessus d’où nous étions. Sans aucune hésitation, il s’est hissé en haut du mur. Arrivé en haut, il a sauté hors de la fosse pour ensuite courir à l’extérieur. J’étais laissée dans le noir . . . Seule.

J’étais déjà prise de panique. J’étais en colère. Je voulais m’en prendre à quelqu’un, n’importe qui. Je voulais mettre mon poing au visage de quelqu’un. Je détestais les deux parties impliquées dans cette guerre stupide. Je voulais qu’ils voient tous les dommages qu’ils avaient causés aux civils, pour ensuite les laisser imaginer qu’il s’agissait de leurs familles. Laissez-nous par la suite voir s’ils continueraient cette guerre insensée.

J’étais aussi effrayée. Je ne veux pas être brûlée vive. Les larmes affluèrent en un torrent, apportant toute ma frustration à la surface.

Et alors, étonnamment, le calme et la clarté étaient de retour. J’étais redevenue une chirurgienne. J’ai vu une petite pièce d’acier qui dépassait du côté droit. Elle était chaude, mais je n’ai pas lâché prise et en quelques minutes j’étais sortie du trou. Avec un soupir de soulagement, j’ai vu mon collègue étendu sur le sol près du jardin de roses, il attendait, un grand sourire au visage quand il m’aperçut. Lorsque le vacarme des tirs aux alentours a finalement cessé, nous avons commencé à ramper vers un bâtiment situé à plusieurs mètres d’où nous étions. À mi-chemin, une silhouette est sortie du noir. La peur m’agrippa. Je n’avais pas survécu au feu seulement pour me faire enlever ! Non, par pitié. 

C’est à ce moment que l’homme vêtu d’une tenue traditionnelle afghane prononça les mots que je n'oublierai jamais, «Suivez-moi, il y a un abri par ici.»

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Six mois après la frappe aérienne, il n'y a pas d'hôpital en fonction pour remplacer celui de Kunduz, lequel fut en service durant cinq ans, en plus d’être le seul de son genre dans tout le nord-est de l’Afghanistan.

MSF n’a toujours pas pris de décision par rapport à une réouverture éventuelle de l’hôpital de traumatologie dans la ville. Nous devons d’abord obtenir une assurance de toutes les parties impliqués dans le conflit que notre personnel, nos patients et les établissements de santé seront en sécurité contre les attaques.

Nous devons être certains que le travail de nos médecins, infirmiers(ères) et autres personnels sera entièrement respecté dans Kunduz et dans tous les autres endroits où nous travaillons en Afghanistan.

Nous demandons des assurances comme quoi nous pouvons travailler selon nos principes fondamentaux et conformément aux lois humanitaires internationales : c’est-à-dire que nous puissions soigner en sécurité tout individu qui en a besoin, peu importe qui il est, ou du côté duquel il combat.

Notre capacité à faire fonctionner des hôpitaux sur la ligne de front en Afghanistan et dans d’autres zones de conflits ailleurs dépend de la réaffirmation de ces principes fondamentaux.

Dans l’esprit de l’engagement de notre communauté quant à la protection des droits universels de la personne, Global Voices a travaillé aux côtés de MSF pour produire cette version révisée du témoignage de la Dr Cua et de la déclaration de MSF sur les frappes aériennes, ainsi que leur impact à long terme sur les habitants de Kunduz.