- Global Voices en Français - https://fr.globalvoices.org -

Macédoine : “Révolution colorée”, mode d'emploi

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Macédoine, Cyber-activisme, Dernière Heure, Élections, Manifestations, Médias citoyens, Politique, Relations internationales
"I am sick of Fear, I want Freedom!" Photo by Vanšo Džambaski, CC BY-SA. [1]

“Marre de la peur, on veut la liberté !” Photo Vanšo Džambaski, CC BY-SA.

Depuis plus de deux semaines, des dizaines de milliers de Macédoniens de plus d'une douzaine de villes se rassemblent dans ce qu'on a surnommé la “Révolution colorée” pour manifester contre la corruption et l'impunité au niveau de l'Etat. Le mouvement tire son nom des jets de peinture des manifestants sur les bâtiments et monuments publics.

Les manifestations ont débuté lorsque le président Gjorge Ivanov a annoncé une amnistie pour une cinquantaine de politiciens de premier plan et leurs acolytes faisant l'objet d'enquêtes pour abus de pouvoir. L'an dernier, l'opposition révélait que les services secrets avaient, sous l'ex-premier ministre Nikola Gruevski, mis discrètement sur écoutes plus de 20.000 personnes ; dans ces conversations, de hauts responsables macédoniens semblent tremper dans de multiples méfaits, dont la fraude électorale, sur laquelle enquêtaient les services du Procureur Spécial de Macédoine jusqu'à l'amnistie présidentielle du 12 avril.

Depuis, le mouvement a pris de la vigueur, et ses participants expliquent avec zèle leurs actions en ligne, dans l'espoir d'encourager plus de monde à les rejoindre. Voilà comment ils s'y prennent.

Définir qui on est et ce qu'on défend

Les manifestations sont organisées ‘horizontalement’ par un réseau diffus d'activistes, qui comprend des membres d'ONG et d'initiatives civiques, de même que des membres de certains partis d'opposition, et tout individu présent. Un ensemble de principes communs les unit, ce qui a été essentiel pour définir le mouvement.

Ainsi, une infographie partagée sur Twitter a exposé sans détour les convictions des contestataires :

"Why do I protest and what is the Colorful Revolution?" via @MKColorful [2]

“Why do I protest, and what is the Colorful Revolution?” via @MKColorful [2]

Зошто Протестирам и што е ШаренаРеволуција?

1. Оваа борба е против авторитарниот и корумпиран режим, чие олицетворение е Никола Груевски.
2. Оваа борба е немирна, но ненасилна.
3. Ни една група од граѓанското општество нема монопол врз борбата против авторитарниот режим.

Секој/а граѓанин/ка што се согласува со овие принципи е дел од #Протестирам и #ШаренаРеволуција. Ги повикуваме сите оние кои се согласуваат со овие принципи да излезат на протести.

Pourquoi nous manifestons, et qu'est-ce que la Révolution colorée ?

1. C'est une lutte contre le régime autoritaire et corrompu, personnifié par l'ex-premier ministre Nikola Gruevski.
2. Cette lutte n'est pas pacifique [au sens de passive], mais elle est strictement non-violente.
3. Aucun groupe de la société civile ne détient le monopole de la lutte contre le régime autoritaire.

Tout/e citoyen/ne adhérant à ces principes fait participe de “je manifeste” (#протестирам) et de la #RévolutionColorée. Nous appelons tous ceux qui approuvent ces principes à sortir et manifester.

Les participants au mouvement ont choisi cette méthode décentralisée pour attirer plus de monde et empêcher quiconque de détourner la contestation pour sa propre cause. Les protestataires de la Révolution colorée expérimentent et divergent sur des approches diverses, et résolvent les différences par la discussion ouverte.

Epouser la multiplicité des langues

Reflet de la diversité linguistique de la Macédoine, les contestataires partagent l'information sur les revendications dans les diverses langues : macédonien [3], albanais [4] (#protestoj [5]!), romani [6], et même anglais [7].

Même la traduction anglaise de l'expression #RévolutionColorée a été le résultat de “la sagesse des foules [8]“. En macédonien, #ШаренаРеволуција [9] (“sharena revolucija” en alphabet latin) indique un mélange de diverses couleurs, et peut aussi se traduire par “multicolore”.

Mais c'est “coloré” qui est resté, surtout après que la radio internationale allemande Deutsche Welle l'a utilisé dans son article intitulé ‘Révolution Colorée’ dans la capitale macédonienne à coup de paintballs et de bulles de savon. [10] J'ai fait un sondage informel sur Twitter pour savoir ce que pensaient les utilisateurs macédoniens de cette traduction. Les résultats ont montré que le choix de la Deutsche Welle a été plébiscité à 89 % :

Quelle traduction est la plus appropriée : Révolution Multicolore, Révolution Bariolée, ou Révolution Colorée ?

Etre visibles avec T-shirts et logos accrocheurs

Les participants arborent souvent des T-shirts avec le logo des trois procureurs publics spéciaux les plus haut-placés, [16] Lenče Risteska, Katica Janeva et Fatime Fetai, sous l'acronyme “СЈО” (Services du Procureur Spécial, en macédonien). Le motif original [17] a été partagé en ligne pour que les gens le téléchargent et confectionnent leurs propres t-shirts en signe de soutien à l'action anti-corruption des procureurs.

Colorful Revolution t-shirts. [18]

Photo Vančo Džambaski, CC BY-SA.

Une douzaine de designers n'ont pas tardé à créer des logos et autres matériels visuels, et à les poster sur internet en haute résolution pour usage public. La page web sharena-revolucija.ie.mk [19] rassemble au même endroit ces dessins, ce qui facilite l'utilisation de la ressource numérique. Les participants s'en servent pour confectionner [20]t-shirts [21], banderoles, auto-collants, divers [22] badges [23]et drapeaux. [24]

Screen shot of sharena-revolucija.ie.mk with all the various logo designs used by protesters. [19]

Capture d'écran du site sharena-revolucija.ie.mk avec tous les divers logos utilisés par les manifestants.

Tout le matériel est auto-financé par les manifestants. Le mouvement a aussi fait prospérer tout un artisanat pour satisfaire à leurs besoins : des vendeurs de rues entreprenants offrant sifflets et eau en bouteilles suivent les défilés. Dès l'averse, ils passent promptement à la vente de parapluies.

Préférer les ballons remplis de peinture à la violence

Les actions violentes menant à la responsabilité pénale sont rigoureusement interdites, y compris toute activité pouvant nuire à autrui, notamment aux policiers. Les individus qui jettent des pierres ou d'autres objets dangereux, ou s'en prennent aux autres sont considérés comme des provocateurs [25]. Ce qui est conforme à la tradition établie de non-violence [26] des mouvements contestataires de ces derniers temps en Macédoine.

Cependant, des actions comme jeter des oeufs ou de la peinture, ou écrire des graffiti sur des bâtiments ou des statues, sont considérées comme des délits mineurs par la loi macédonienne, punis d'une amende d'environ 50 euros. Une tactique qu'a donc adoptée la Révolution Colorée.

Les manifestants utilisent des baudruches remplies de peinture et de sable (pour la sécurité en cas d'erreur de visée et pour l'aérodynamique). Ce tutoriel en ligne détaille leur fabrication :

Дали сакате да се приклучите на #ШаренатаРеволуција? Многу е лесно, треба да следите само неколку чекори:

1. Земете што е можно поширока инка или направете сами
2. Вметнете го исечениот крај во еден празен балон
3. Наполнете го балонот до пола со обичен песок
4. Наполнете едно шишенце (полесно е ако е со цуцла) со боја
5. Закачете го балонот на шишенцето и наполнете го балонот со боја
6. Заврзете го балонот и исплакнете го со вода
7. Спремни сте за шарена револуција

Vous aimeriez participer à la #RévolutionColorée ? Rien de plus facile, suivez ces quelques étapes :

1. Prenez un large entonnoir ou fabriquez-en un à partir d'une grosse seringue
2. Mettez le bout coupé dans un ballon vide
3. Remplissez le ballon à moitié de sable
4. Remplissez une bouteille en plastique de peinture (elle servira à transporter la peinture de chez vous au lieu de la manif)
5. Attachez le ballon au goulot de la bouteille pour le remplir de peinture
6. Nouez le ballon et rincez-le à l'eau
7. Maintenant, vous êtes prêt(e) pour une révolution colorée.

Il y a un consensus tacite entre les manifestants de n'asperger que les objets symbolisant le pouvoir et selon eux l'arrogance du régime, comme l’Arc de Triomphe [27] et la statue de Prométhée habillé [28], dans le style d’Arno Breker [29], personnifiant “Le Parti” [30] apportant la lumière et le savoir au peuple.

Skopje 2014 Prometheus turned Pink. Photo by Filip Stojanovski, CC BY. [31]

La statue de Prométhée, édifiée dans le cadre du projet immobilier controversé Skopje 2014, devenue rose. Photo Filip Stojanovski, CC BY.

En riposte aux arrestations [32] de manifestants sous des charges de hooliganisme ou de participation à un attroupement, le mouvement partage aussi de l'information juridique en macédonien [33] et albanais [34] sur les droits des citoyens en cas de garde à vue ou d'arrestation.

Contrer la narration du pouvoir avec une dose d'humour

La Révolution Colorée n'est pas qu'une allusion aux ballons remplis de peinture, elle ridiculise aussi les affirmations du gouvernement que les manifestations font partie d'une “révolution de couleur” [35], désignation des révolutions non-violentes qui se sont déroulées dans plusieurs pays issus de l'ex-Union Soviétique, et présentées comme ayant été fomentées de l'extérieur par l'Occident.

Pour ceux qui connaissent les péripéties de la politique en Macédoine, de telles déclarations ne manquent pas de sel. En 2006, le parti au pouvoir VMRO-DPMNE a changé son visuel de campagne électorale du rouge et noir à l’orange [36] afin de capitaliser sur la Révolution orange ukrainienne  [37]et se donner un vernis pro-occidental et progressiste.

VMRO-DPMNE publicity photo from 2006, part of their "Orange" phase, emulating the Ukrainian "Color Revolution. [38]

Photo publicitaire du VMRO-DPMNE en 2006.

Le VMRO-DPMNE tente maintenant de se présenter comme à la fois soutenu et victimisé par l'Occident. Le parti a déversé plusieurs millions de dollars de lobbying aux USA [39] pour présenter l'opposition comme pro-russe. [40] Avec une ampleur telle que les USA ont publiquement démenti tout soutien [41] au VMRO-DPMNE comme à tout autre parti.

Ce qui n'empêche pas l'ex-premier ministre et actuel président du VMRO-DPMNE Nikola Gruevski, tout comme le Président Ivanov de dénoncer la main de l'Occident dans les manifestations. La Russie a émis une note diplomatique de soutien [42] au gouvernement macédonien, tandis que la télévision d'Etat Russia Today met l'accent sur le message des contre-manifestants [43] en rapportant qu'ils dépassent en nombre les rassemblements anti-corruption.

Un utilisateur de Twitter a ridiculisé toute cette communication en bidouillant un clip vidéo de Gruevski :