Pris entre confrontation géopolitique mondiale et appareil de censure omniprésent, certains des artistes-animateurs les plus illustres de l'ex-Union Soviétique ont choisi de creuser leurs propres sillons vers la gloire. Avec des résultats superbes et délirants.
Le cinéma d'animation soviétique a connu une expansion dès les années 1930, quand le pouvoir créa avec la compagnie “Soyuzmultfilm” un monopole de fait pour développer cette industrie. Mais ce n'est qu'après la deuxième guerre mondiale et la “bataille contre Disney” (bor’ba s disneevshinoi) que les artistes se sont mis à tourner le dos aux contenus et techniques de l'Occident capitaliste et à faire le grand plongeon.
Au départ, les artistes, scénaristes et réalisateurs adhérèrent presque universellement au répertoire d'animation d'oncle Walt, avec ses dessins d'animaux dotés de caractéristiques humaines comme la parole. Des personnages qui ressemblaient de façon suspecte à leurs homologues occidentaux.
Quand la guerre froide s'est installée, le schéma a subi une transformation majeure. Les années 1960 et 1980 en particulier sont associées avec un bond en avant créateur de la part des animateurs soviétiques. Apparemment pour court-circuiter les censeurs soviétiques, toujours prêts à dire une oeuvre d'art idéologiquement sans principes, les artistes se sont aventurés toujours plus loin dans la sécurité d'un monde abstrait.
Voici quelques résultats surprenants de cette démarche. Les adultes seront séduits.
Un corbeau en pâte à modeler (Пластилиновая ворона), 1981.
Dans cette suite, (à partir de 3:58), le conteur semble chanter une chanson sur la fable “Le Corbeau et le Renard” adaptée d'Esope par le poète Ivan Krylov, mais sans se souvenir des paroles.
La morale originelle de l'histoire — “il est dangereux de se fier à la flatterie” — a été déformée pour se réduire à des conseils de prudence à certains moments du film. Les personnages se transforment d'un animal en un autre dans la suite des scènes.
Certains personnages semblent sortir du poème fantastique de Pouchkine “En Loukomorie” (У лукоморья), pendant que d'autres sont peut-être là seulement pour contribuer à la pagaille générale.
Le Hérisson dans le brouillard (Ёжик в тумане), 1975.
Ce film d'animation culte de Youri Norstein a reçu les honneurs suprêmes en Union Soviétique et collectionné les louanges de la critique internationale.
Norstein lui-même en a dit : “Il n'y a pas d'intrigue dans l'action, ni de progression dramatique. Le Hérisson dans le brouillard semble avoir été un moment de bonheur dont tous les éléments ont juste coulé de source”.
D'accord, ou pas d'accord avec cette affirmation ? A vous de juger sur pièce.
Il neigeait l'an dernier (Падал прошлогодний снег), 1983.
Ce court métrage d'animation (la deuxième partie est ici) raconte l'histoire d'un homme sot, paresseux et glouton, parti en forêt chercher un arbre de Noël mais qui en chemin tombe dans le puits de ses fantasmes de richesses illimitées.
Quand finalement il ressort avec l'arbre, le printemps est arrivé et il doit le rapporter dans la forêt.
Le mythique réalisateur Alexandre Tatarsky a raconté que cette animation “avait failli lui donner une crise cardiaque”, à cause des attentions de la censure.
“Ils ont dit que j'avais manqué de respect au peuple russe. Ils ont dit : ‘Vous avez un unique personnage — un homme russe — et c'est un imbécile'”, se souvient Tatarsky.
Le film a pourtant reçu le visa.
Qui racontera une histoire ? (Кто расскажет небылицу?), 1982.
‘Qui racontera une histoire ?’ est un des nombreux dessins animés arméniens appréciés pour leur fantaisie débridée. L'histoire est celle d'un tsar qui s'ennuie et demande à son conseiller de lui proposer des idées de distractions.
Le conseiller annonce un concours où les participants raconteront des histoires au tsar. Si celui-ci dit, “Je n'y crois pas, ce n'est pas vrai !” il devra donner au conteur la moitié de son royaume.
Par contre, s'il devait dire qu'il croit l'histoire, le tsar recevrait alors la fortune de son sujet.
Les histoires elles-mêms sont bizarres et pleines d'imagination, tandis que le personnage du tsar reste étrangement familier aux citoyens de nombreuses républiques ex-soviétiques.
Oh là là un poisson qui parle ! (Ух ты говорящая рыба!), 1983.
Notre sélection se termine avec un autre chef-d'oeuvre d’ “Armenfilm”, dont l'inventivité n'aurait pas déparé s'il avait été projeté à Woodstock en 1969.
Le script part du célèbre conte de Pouchkine ‘Le Pêcheur et le poisson d'or’, avec pour morale qu'un bienfait est toujours rendu. L'euphorie ambiante est cependant quelque peu compromise par les apparitions intempestives d'un monstre à double gueule et fumeur de pipe, nourricier mais menaçant, qui répond au nom de Ah !.