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En Espagne, des immigrés vendent de la bière dans la rue faute de travail

Catégories: Asie de l'Est, Asie du Sud, Europe de l'ouest, Bangladesh, Chine, Espagne, Economie et entreprises, Médias citoyens, Migrations & immigrés
Screenshot from the documentary "Road Beers."

Capture d'écran du documentaire Road Beers.

Des cannettes de bière vides écrasées jonchent le sol dans un quartier branché de Madrid. L'aube va bientôt teinter de rouge le ciel au-dessus, mais le barrio est loin d'être désert. Comme l'a écrit [1] l'écrivain Ernest Hemingway en 1932 au sujet de la capitale espagnole, « personne à Madrid ne va se coucher avant d'avoir tué la nuit », et son observation sonne encore juste huit décennies plus tard.

Les fêtards continuent de errer dans les rues aux pavés inégaux, quand les éboueurs commencent leur tournée du matin en nettoyant les restes du botellón de la nuit – un terme qui signifie « grande bouteille » en espagnol et fait référence à l'habitude de boire avec des amis à l'extérieur.

Ils ne sont pas les seuls debout à cette heure matinale. Des vendeurs ambulants qui espèrent conclure une dernière vente gardent l’œil sur des chariots de supermarché remplis de bières. D'autres progressent dans le quartier en quête de consommateurs, des cannettes cliquetant dans les sacs qu'ils transportent. Beaucoup sont des immigrés qui se mettent à vendre de la bière à la sauvette quand ils ne trouvent aucun autre travail.

Des scènes comme celles-ci se déroulent tous les week-end – et certaines nuits en semaine aussi – à Madrid et ailleurs en Espagne. Des jeunes envahissent les places de la ville pour prendre du bon temps, et les vendeurs ambulants gagnent à grand-peine leur vie en les approvisionnant constamment en bières.

Un court documentaire récemment mis en ligne sur Vimeo [2] [en anglais sous-titré espagnol] fait découvrir l'un de ces vendeurs aux spectateurs : Hashem, un Bangladais qui affirme vendre des bières dans la rue à Madrid depuis cinq ans.

Filmé en 2015, Road Beers de Dennis Harvey dresse le portrait de Hashem qui vend des bières jour et nuit, travaillant de longues heures pour envoyer de l'argent à sa famille. Hashem, qui dit avoir siégé à un conseil municipal local lorsqu'il était au Bangladesh, explique qu'il est venu en Espagne car son pays était en proie à la violence suite à un changement de gouvernement.

Il affirme avoir cherché un autre travail, mais n'en avoir trouvé aucun. « Je n'aime pas vendre de la bière », déclare-t-il au réalisateur, mais « j'ai besoin d'argent pour l'envoyer [à ma famille]. »

Vendre de la bière dans la rue est illégal et est passible d'une amende [3] de 150 euros ou plus. Hashem confie que la police lui a déjà infligé des amendes à de nombreuses reprises mais qu'il n'a pas les moyens de payer :

Many times police take [away the beer] and fine, take and fine, so it's very difficult this job.

Très souvent la police prend [la bière] et met une amende, prend et met une amende, donc c'est très difficile ce boulot.

Hashem est sans-papiers et raconte qu'il espère obtenir un jour une carte de séjour afin de rendre visite à sa famille sans craindre de se voir empêcher d'entrer de nouveau en Espagne lors du trajet inverse. En attendant, il garde le contact avec ses proches via des appels téléphoniques et Facebook.

Ce phénomène n'est pas nouveau. En fait, il y a six ans, j'ai mené un entretien avec deux vendeurs de ce type [4] qui venaient de Chine pour un reportage publié sur le site d'information international Global Post. Un homme du nom de Yu m'avait révélé que sans papiers ni travail stable, il n'avait pas d'autre choix que de vendre de la bière à la sauvette pour rembourser les dettes qu'il avait accumulées en émigrant en Espagne.

D'après lui, l'Espagne est vue en Chine comme une terre d'opportunité, mais la réalité n'était pas conforme à ses attentes élevées.

Et Liu, une femme qui avait laissé son jeune fils derrière elle à Shanghai, avait déclaré avoir commencé à vendre de la bière dans la rue comme ultime recours après que son travail comme nourrice puis dans une supérette a tourné au vinaigre. « Je l'ai regretté dès le premier jour où je suis arrivée » témoigne-t-elle :

We don’t want to do illegal things. We don’t want to do this, but we’re forced to do this.

Nous ne voulons pas faire des choses illégales. Nous ne voulons pas faire cela, mais nous sommes forcés de le faire.

A ce moment-là, l'Espagne plongeait la tête la première dans une violente crise économique qui, à son apogée en 2013, a vu le nombre de chômeurs atteindre presque les 27% [5]. Depuis, le pays s'est peu à peu éloigné du gouffre, mais le taux de chômage [6]demeure l'un des plus élevés [7] de l'Union européenne (même si les chiffres réels sont sans doute plus bas que les données officielles, car le travail au noir n'est pas renseigné).

Selon une étude de l'Institut national de la statistique (INE en espagnol) portant sur la population active, au cours du premier trimestre de 2016, le taux de chômage était de 19,81% [8] pour les citoyens espagnols. Pour les immigrés, qui représentent environ 10% de la population du pays [9] de 46,5 millions d'habitants, il était de 29,72%. Si vous enlevez les ressortissants des pays de l'Union européenne de l'ensemble, le taux d'étrangers sans travail s'élevait à 33,18%.

Dans ce contexte de grave crise économique, les autorités ont sévi à de multiples [10] reprises [11] contre les ventes de bière dans la rue. Les vendeurs n'ont cependant pas cessé leur activité.

Les immigrés n'ont pas l'apanage [12] de cette pratique. L'auteur d'un blog intitulé « No tengo curro » (je n'ai pas de boulot) a discuté avec un vendeur espagnol de bière à la sauvette en mai 2015 et relayé ses conseils sur la manière pour ses compatriotes des deux sexes au chômage de se lancer sur ce créneau [13]. Dans un commentaire en-dessous de l'article, le blogueur admet ne pas savoir ce qu'il se passerait si une personne qui se serait fait prendre ne payait pas l'amende, mais il maintient que faire quelque chose est mieux que de ne rien faire du tout :

No te asustes hombre, no pasa nada, bueno si, que si no te buscas la vida en este país, no comes.

N'aie pas peur mon vieux, tout va bien, enfin non, si tu n'essayes pas de t'en sortir dans ce pays, tu ne manges pas.

A Madrid, le gouvernement régional a multiplié par deux l'amende sanctionnant la consommation d'alcool dans l'espace public [14] qui est passée de 300 à 600 euros en 2012, mais les botellones n'ont pas pour autant disparu. Dans le pays, le taux de chômage des jeunes tourne autour de 45% [15], et les emplois disponibles vont en général de pair avec des bas salaires [16] et une précarité élevée [17] pour les nouvelles recrues. Payer un vendeur ambulant un euro pour une bière et la descendre avec des amis sur une place est beaucoup plus économique que de payer l'addition pour une mousse dans un bar.

Pour le moment donc, la bière continue de couler dans les rues espagnoles.