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La junte thaïlandaise réinvente le novlangue d'Orwell

Catégories: Asie de l'Est, Thaïlande, Censure, Droit, Guerre/Conflit, Liberté d'expression, Manifestations, Média et journalisme, Médias citoyens, Politique
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« Grâce au tout nouveau camp d'ajustement du comportement de la junte, 7 jours suffisent pour retrouver la santé (et vous rendre obéissants) ». Image tirée du site Prachataï.

Cet article de Kornkritch Somjittranukit a initialement été publié sur Prachataï [2], un site d'informations indépendant basé en Thaïlande. Il est republié sur Global Voices dans le cadre d'un accord de partage de contenu. L'armée thaïlandaise s'est emparée du pouvoir en 2014 et contrôle encore aujourd'hui le gouvernement, malgré sa promesse de réinstaurer un régime civil une fois des réformes politiques et électorales mises en place. Un référendum constitutionnel s'est tenu le 7 août 2016, lors duquel 62% des électeurs thaïlandais se sont exprimés en faveur du projet de Constitution proposé par la junte. Approuvé dans un contexte tendu, marqué par de nombreuses interpellations au sein de la société civile et l'absence totale de débats, ce texte controversé pourrait renforcer la mainmise des militaires sur le Sénat et le système politique thaïlandais.

Dès sa prise de pouvoir en 2014, la junte thaïlandaise marque son souci du langage, travestissant avec soin mots et expressions pour qualifier et promouvoir ses actions. En deux ans, le régime du Général Prayut Chan-o-cha a entièrement remodelé la terminologie politique thaïlandaise. Florilège.

1. On ne parle pas de détention, mais de « session d'ajustement du comportement »

Le terme « ajustement du comportement » [3] est le tout premier exemple du novlangue développé par le régime militaire. Suite au coup d'Etat, la junte n'a eu de cesse de convoquer dans des camps militaires tous ceux qu'elle considérait comme une menace à son égard – principalement des politiciens, des professionnels des médias et des activistes. L'armée a le pouvoir de les maintenir en détention sept jours durant, pendant lesquels ni les médias ni les avocats n'ont accès aux camps. Concrètement, il s'agit de détentions arbitraires, sans aucune charge et échappant au contrôle de la justice. Les détenus y sont endoctrinés par les militaires qui leur vantent les bienfaits de la junte au pouvoir.

2. Ce n'est pas une audience militaire, mais une simple discussion autour d'un café

A de nombreuses reprises, des représentants du pouvoir, le plus souvent des soldats, ont abordé des citoyens — dont des journalistes, des universitaires et des politiciens — ayant critiqué le régime militaire. Un tactique d'intimidation alternative aux sessions d’ « ajustement du comportement » qui provoquent généralement une vague d'indignation au sein de l'opinion publique.

Habituellement, ce genre de visite s'effectue dans un lieu public, café ou restaurant, et le militaire ira même jusqu'à offrir le thé ou le café à son « invité ». Par conséquent, la junte prétend qu'il ne s'agit en aucun cas d'intimidation, mais plutôt d'une « conversation de café », sans pression aucune.

Pravit Rojanaphruk, un journaliste de renom ayant ainsi été invité [4] à faire un brin de causette avec l'armée, a partagé son expérience :

Although they (the junta personnel) treated me well and politely, it is anyway ‘polite’ intimidation. It makes me feel that the freedom of expression and criticism against the government which we used to have under elected governments has gone.

Bien qu'ils [les représentants de la junte] m'aient traité de façon correcte, il s'agissait tout de même d'intimidation, même polie. J'ai ainsi réalisé que la liberté d'expression et de critiquer le gouvernement dont nous pouvions bénéficier sous les gouvernements élus avait disparu.

3. Ce ne sont pas des « opposants à la junte », mais des « figures influentes »

Le 29 mars 2016, le Conseil National pour la Paix et l'Ordre (NCPO) promulgue l'ordonnance n° 13/2016, accordant à l'armée des pouvoirs similaires à ceux de la police pour réprimer les mafias locales et les « figures influentes » à travers le pays. Cette décision suscite immédiatement les inquiétudes de la communauté internationale, car elle équivaut à accorder aux militaires un pouvoir extrajudiciaire.

Lors de sa mise en application, l'ordonnance est largement condamnée par l'opinion publique thaïlandaise, les soi-disant « figures influentes » poursuivies étant pour la plupart des opposants à la junte, dont des défenseurs des droits des communautés locales, des droits humains et des activistes.

4. On ne réduit pas au silence, on « réconcilie »

Toute tentative de critiquer la junte, le projet de Constitution ou le référendum est interdite. Les méthodes du régime pour réduire au silence sa population ne manquent pas d'intérêt. Il est rare que la junte interdise ou ferme un média directement, elle préfèrera mettre en place une série de lois rendant les journalistes tellement paranoïaques qu'ils ne pourront plus travailler librement. Par exemple, lorsque des articles sur la campagne [5] d'opposition au projet de Constitution sont publiés, l'inscription « Votez non » présente sur le T-shirt des militants est systématiquement effacée, de peur que ce ne soit considéré comme une violation du très controversé Referendum Act.

Plus la date du référendum approchait, plus l’intimidation [6] était intense. En juillet, la junte a battu tous les records en arrêtant un journaliste, en convoquant la femme d'un autre journaliste, en poursuivant en justice la mère d'un activiste et en engageant des poursuites à l'encontre d'enfants mineurs. Toutes ces pratiques répressives et contraires aux droits de l'homme sont toutefois justifiées par la nécessité d'atteindre une prétendue « réconciliation sociale ».

Caricature politique parue dans le Bangkok Post d'aujourd'hui sur le référendum à venir en Thaïlande

5. Ce ne sont pas des « activistes », mais des « délinquants »

Obnubilée par l'ordre qu'elle tente d'instaurer à travers ses lois répressives, la junte prévoit dans ses régulations des peines très sévères, afin de dissuader toute critique des mesures prises par les autorités et dans le but de s'assurer que le pays avance dans le calme et le silence. En seulement deux ans, tout un arsenal de lois iniques a été mis en place, comptant notamment l'ordonnance du NCPO n°3/2015, la loi sur les rassemblements publiques et la loi sur le référendum constitutionnel. La junte vient également d'approuver un amendement de la loi sur les crimes informatiques visant à renforcer les sanctions et les mesures de surveillance. Il est même arrivé que le régime de Prayuth Chan-o-cha ait recours à la loi sur la salubrité publique pour engager des poursuites à l'encontre d'activistes pro-démocratie, lorsque les lois plus prohibitives ne le lui permettaient pas.

S'agit-il de violations des droits de l'homme ? Certainement pas, répond la junte, qui justifie ces pratiques autoritaires en déclarant que nul ne doit se soucier des droits de ceux qui enfreignent la loi.

6. Ce n'est pas un régime autoritaire, c'est une « période de transition »

Cette « période de transition » est sans nul doute le terme le plus récurrent du champ lexical de la junte. Chaque fois que le régime fait l'objet de critiques, il répète en boucle ce mantra afin de rappeler aux citoyens qu'il ne s'agit pas d'un climat politique ordinaire au sein duquel chacun pourrait exprimer librement ses idées. Toutefois, la junte reste très floue sur l'aboutissement de cette « transition » : débouchera-t-elle sur un régime démocratique, partiellement démocratique, sur un régime pleinement militaire ou sur l'avènement d'une nouvelle génération de monarques ?

7. La Thaïlande n'est pas une dictature. C'est une démocratie à 99,99%.

Le 23 mars 2015, Prayut Chan-o-cha, homme fort de la junte, concède publiquement que la Thaïlande n'est peut-être pas un pays pleinement démocratique. Néanmoins, il s'empresse d'ajouter que si l'on compare le climat politique thaïlandais à celui de ses voisins d'Asie du Sud-Est, la situation est bien meilleure en Thaïlande, qui pourrait être qualifiée de pays 99,99% démocratique. Il insiste : 

Our country nowadays is 99.99 per cent democratic. I never prohibit anybody from criticizing me, just don’t oppose me. If you were in other countries, you would be probably in jail or executed by shooting.

Aujourd'hui, notre pays est à 99,99% démocratique. Je n'interdis à personne de me critiquer, il faut seulement ne pas s'opposer à moi. Dans d'autres pays, vous seriez probablement déjà en prison ou devant le peloton d'exécution.

8. Ce ne sont pas des « pots-de-vin », mais des « frais de consultation »

Le 10 novembre 2015, le Général Udomdej Sitabutr admet publiquement que des pots-de-vin [10] ont été versés lors de la construction du parc Rajabhakti, qui abrite les statues de sept monarques ayant marqué l'histoire de la Thaïlande. En tant que président de la fondation Rajabhakti, le Général reconnaît alors que certains officiels ont réclamé des pots-de-vin aux fonderies sélectionnées pour réaliser les statues. Toutefois, selon le journal The Nation, il assure que les sommes d'argent récupérées ont été affectées au projet.

Une enquête interne de l'armée royale thaïlandaise a néanmoins conclu qu'aucun pot-de-vin n'avait été versé durant la construction du parc. Seulement d'importants « frais de consultation ».

9. Ce n'est pas une « somme insensée », mais « une leçon plutôt cher payée »

De 2005 à 2009, l'homme d'affaires britannique James McCormick a vendu à l'armée royale thaïlandaise des détecteurs d'explosifs appelés GT200, ainsi que des Alpha 6, des appareils censés détecter des substances narcotiques. Ces dispositifs, qui se sont par la suite avérés être une supercherie, ont coûté de 900 000 à 1,2 millions de baht pièce. Un total de 772 appareils ont été achetés par l'armée thaïlandaise. En tout, cette dernière aura dépensé plus de 1 milliard de baht (soit 26 millions d'euros) selon le site Khaosod English.

En juin 2016, après la condamnation de McCormick à une peine de 10 ans de prison pour fraude par un tribunal britannique, l'opinion publique thaïlandaise réclame qu'une enquête soit menée pour déterminer les autorités responsables. Pour évoquer ce milliard dilapidé, les médias nationaux font généralement référence à une « somme insensée » (khan ngo).

Le 22 juin 2016, le vice-Premier Ministre Wissanu Krea-ngam annonce à la presse que le gouvernement va poursuivre les fournisseurs en justice afin d'obtenir des réparations. Toutefois, il demande aux médias d'éviter d'utiliser le terme « somme insensée » et de lui préférer l'expression « plutôt cher payé pour une bonne leçon ».