Ceci est la première partie de « Endormi ou mort », une série en six parties par l’activiste Sarmad Al Jilane sur son expérience dans une prison syrienne.
Loin de notre univers bleu et virtuel, vous vous regardez et découvrez que vous êtes le seul dont toute la pertinence a disparu. Elle se dissipe tranquillement, exposant la douleur telle une vérité que vous pouvez voir, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Une vérité à la hauteur de son nom. Une vérité qui devient une liste d’émotions et d’expressions, pas de métaphores.
Cependant, lorsque vous revenez à la réalité au-delà du théâtre, des belles scènes et des acteurs et que vous ouvrez la porte qui mène à l’arrière-scène, les gens se transforment en chair et en sang et tout crie la mort. Le doute se dissipe et vous êtes réassuré de votre existence, bien que la Terre demeure en rotation sur son pivot du malheur. Vous réalisez ensuite que vous êtes ici, enfermé derrière des murs construits par vos parents, et par vos grands-parents avant eux, brique par brique.
Ils m’ont arrêté ainsi que mon père à trois reprises, mais cela n’a pas été suffisant pour que « j’apprenne ma leçon », comme l'a dit le chef de la division de sécurité, jurant que la quatrième fois serait la bonne. Il a prouvé sa domination sur nous en brisant même nos plus simples concepts.
Cinq jeunes hommes, arrachés du joli jardin de notre révolution durant une manifestation pacifique. Cela a suffi pour plonger la ville entière dans la noirceur de la nuit avec des cris de « Allahu Akbar ». Tous les quartiers se sont levés, à l’exception du mien. Pour la première fois, il était silencieux, absent, au moment où il n’aurait pas dû l’être — bien que je n’aie jamais eu beaucoup d’attentes envers une ville remplie de divisions de sécurité du régime et de leurs complices.
La troisième nuit, tout est devenu silencieux à la suite d’une interruption du principal module d’alimentation électrique. J’ai brisé ce silence en criant « Allahu Akbar », plusieurs fois du toit de ma maison. J’ai entendu l’écho de ma voix au travers du silence. Quelques minutes plus tard, des alliés se sentirent assez en sécurité pour s’y joindre. Je n’étais plus seul. Il y avait beaucoup de partisans, les vrais amis m’ont rejoint ; ensemble, nous avons formé une belle image qui a justifié mes attentes. C’est à ce moment que vous réalisez que vous laissez le génie sortir, mais vous ne vous en faites pas.
Un appel de mon père : « Prépare-toi, on se rencontre a la division militaire de sécurité ». Puis on raccrocha.
À ce moment, j’ai découvert que peu importe la quantité de miel qu’on avale, rien ne peut faire revenir votre voix après autant de cris à gorge ouverte avant d’atteindre une division de sécurité. J’y suis arrivé. Le colonel Ghassan était assis avec plusieurs de ses hommes, mon père et maintenant moi.
Le colonel Ghassan a commencé à parler : « Laisse-moi t’entendre crier “Allahu Akbar”, ou n’es-tu assez brave pour le faire que lorsque tu es loin de nous ? ». Ses yeux étaient fixés sur moi, laissant paraître sa haine. « Et tu as les tripes de me regarder dans les yeux plutôt que de fixer le plancher !».
Ce que j’ai alors fait n’était pas par courage. J’avais 18 ans, visitant le même bureau de division pour la quatrième fois. Il s’agit surement de stupidité, de fierté ou de révolte. J’étais tellement confiant en répondant : « Je ne m’attendais pas à ce que tu oublies ma voix depuis hier et je ne crois pas avoir arrêté de te regarder dans les yeux. Pourquoi arrêter aujourd’hui ? »
Il s’agit de la plus courte discussion m’ayant apporté autant de souffrances, comme fut le cas par la suite — cela dit, je ne la regrette pas. « Jetez-le à l'isolement, et remettez son père à l'isolement aussi ».
« Remettez son père à l'isolement aussi ». Cette phrase ignoble, dont la puanteur traîne dans mon nez encore à ce jour. Cela est devenu un « syndrome » qui m’a torturé psychologiquement durant des mois.
Je traverse la cour. Le premier bureau est là où je laisse mes effets personnels. Je retourne dans la cour et entre dans le deuxième bureau, lequel précède le corridor menant aux cellules de confinement solitaire. Je mémorise les lieux avant d’y pénétrer. Ma cellule semble être plus grande cette fois, contrairement à celles qui m’étaient normalement assignées. Je dois la partager avec seulement un autre détenu et je peux m’assoir dès maintenant, sans avoir à attendre mon tour, comme c'est d'habitude le cas.
Après quelques minutes, lesquelles semblèrent durer une éternité, le garde quitta la cellule et j’ai pu user d’une méthode de communication qui consiste à taper le mur avec le poing. Je pouvais déceler qu’il s’agissait de sa première fois. Après une longue hésitation, il me répondit. Aucune des cellules de confinement ne semblait détenir un homme d’âge moyen nommé « Le Docteur » et qui me ressemble. Mon visage n’a pas de traits sous cette noirceur totale et il n’y a pas de médecin ici ; nous sommes tous des numéros. « Peut-être qu’il sonne comme moi ? » Toutes les réponses niaient son existence. Peut-être qu’ils l’ont emmené aux grandes cellules. Il se peut qu’ils l’aient interrogé immédiatement. Les enquêteurs m’ont assuré qu’ils le relâcheraient si je restais. Menteurs. Je souhaite trouver un épouvantail pour faire fuir tous ces corbeaux qui festoient sur le verger de ma tête.
J’entends les cris lointains de « Allahu Akbar ». Il doit être autour de 22 h, l’heure à laquelle les cris surviennent chaque jour. La porte s’ouvre. J’ai toujours été convaincu que le noir était la couleur du jugement dernier jusqu’au jour où j’ai aperçu la couleur jaune du corridor qui nous apportait l’horrible Ar-Ra’d.
« Sors pour l’interrogatoire ». J’ai maintenant décelé le secret : pour protéger la sécurité de l’État de nous et pour nous empêcher de déchaîner le traitre et le terroriste qui vit en nous, ils parlent dans un dialecte alaouite, leur carte de chantage sectaire et l’angle étroit duquel ils perçoivent la vie. Ce n’est pas une maison, ce n’est pas un pays, c’est un fléau qu’ils appellent la coexistence dans le but de faire du criminel de leur clan un héros.
J’entre dans la salle d’interrogatoire et j’aperçois Abu Imad et son petit corps maigre, selon moi. Il débute sa discussion « amicale », malgré les expressions faciales qu’il ne peut cacher : « mon ami, tu es encore jeune. Tu peux faire de ta vie beaucoup de choses. Des choses plus importantes que de te tenir avec des vagabonds qui participent à des protestations, lesquelles vont bientôt mourir ». J’ai gardé mon silence. J’ai mémorisé cela par cœur. Je ne me souviens plus vraiment à quel moment recevoir un discours amical suivi d’insultes et de violence physique est devenu une manière normale de communication pour moi. Je ne m’en faisais pas trop à savoir quand et comment. Quelque chose en moi m’a dit de m’habituer à recevoir des punitions sans avoir rien fait de mal pour le justifier. De m’habituer à recevoir des châtiments de toutes les formes.
Il a l'ordre de m’enlever le plus de chair possible. Il aime appeler cela des « confessions ». Il débute avec un tube de plastique, probablement utilisé pour des travaux d’assainissement. Votre bourreau aime vos hurlements. Donnez-lui sa joie, vous n’êtes rien, vos cris ne peuvent être contenus. Mes hurlements ne lui plaisaient pas assez, alors il a échangé le tube pour un câble. Durant ma première détention, je me suis demandé si les enquêteurs avaient travaillé dans le ramassage d’ordures ou s’il s’agissait d’équipement venant avec l’emploi. Un large câble électrique fabriqué à partir de quatre câbles tressés ensemble pour nous offrir cette invention merveilleuse à leurs yeux.
Ce ne fut qu’une heure, durant laquelle trois d’entre eux travaillaient en rotation, pendant que moi je restais sur le même quart. Mon corps s'est engourdi et j’ai perdu la voix, alors je ne pouvais plus hurler. Il a senti la froideur et cela ne lui a pas plu, c’est pourquoi il m’a piqué avec une décharge électrique. Un courant électrique a couru à travers mon corps. Un courant électrique qui aurait été suffisant pour alimenter tout mon quartier. Mon corps à moitié nu et couché au sol était un conducteur parfait. L’engourdissement était parti et la douleur était de retour. Deux heures supplémentaires, après lesquelles il décida que la journée tirait à sa fin. Je crois qu’il était autour de minuit. J’ai décidé de me rendormir, ou disons qu’il s’agissait de mon seul choix.
Quelques heures sont passées, je les sentais comme des minutes. L’appel à la prière matinale. La porte s’ouvre et la lumière de la destinée pénètre. « Dehors, pourriture ». Je réponds dans ma voix fatiguée d’adolescent : « Monsieur, mon père doit être très inquiet ». « Ferme-la et bouge, tu es transféré ». C’était une première. Dans les occasions précédentes, c’était une remise en liberté. Où m’emmènent-ils ?