Lettre à un jeune progressiste hérissé par la victoire de Trump

Sur les réseaux les gens disent des choses.
Il y a des gens dérangés par ceux qui disent des choses.
Et d'autres que dérangent ceux qui sont dérangés.
Et il y a de la place pour tous.

Si tu es un démocrate, un social-démocrate, un progressiste, un néo-libéral, de gauche ou, comme on dit ici au Pérou, de la “gauche caviar”, tu ne vas pas aimer ce que je vais te dire. Si malgré cet avertissement, tu choisis de continuer à lire, alors ce sera le premier pas pour sortir de ta bulle. Et c'est une bonne chose.

J'ai passé ces derniers jours à lire dans différents médias combien le monde va être affreux maintenant que cette élection dans ce pays lointain dont le destin est néanmoins entremêlé au nôtre a été perdu par la candidate favorite desdits médias et de leurs lecteurs, et gagné par le candidat qui est pratiquement le mal personnifié. Oui, je sais que ce candidat est loin d'être parfait—le fait qu'il ne croie pas au réchauffement climatique est pour moi une grosse source d'inquiétude—mais il a gagné. Pour autant qu'on sache, loyalement. Si tu n'acceptes pas ça, il est peut-être temps pour toi de réviser les concepts de base de la démocratie.

Tu me diras que le système électoral du pays en question est imparfait, et qu'il y a des gens qui voudraient le changer. Bien—alors bats-toi pour ce changement, mais rappelle-toi que tu n'avais pas d'objection contre ce même système électoral quand c'était le candidat ayant tes sympathies qui gagnait. Je suis sincèrement convaincu que tu dois réviser tes idées sur la démocratie. Et pendant qu'on y est, ça ne te fera pas de mal de réviser aussi l'idée d’alternance politique. Pourquoi ? Eh bien, tu trouves vraiment si insupportable que l'autre moitié du pays aie le droit d'avoir un gouvernement qu'elle préfère ? Non ? Parce que je t'ai entendu pester contre “l'enracinement du pouvoir”, et je ne voudrais pas qu'on t'accuse de voir la paille dans l'oeil des autres et pas la poutre dans le tien.

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Une manifestation anti-Trump à New York en avril 2016. PHOTO: mal3k (CC BY 2.0)

Si tu as vu le tweet que j'ai utilisé en épigraphe de cet article, tu m'as peut-être déjà catalogué parmi les gens du deuxième groupe, ceux qui sont dérangés par ce que disent les autres. Ce n'est pas tout à fait ça—je suis peut-être plus inquiet que fâché, car à mon sens tes proclamations sur l'apocalypse à venir frisent la désinformation. Allons, tu m'as l'air de quelqu'un de sérieux, qui si je me souviens bien, connaît son journalisme et sa science politique, tu vois donc ce que je veux dire. Tu ne devrais pas te balader ta tablette à la main, à prophétiser la venue des Cavaliers de l'Apocalypse, parce qu'il y a quelque chose qui s'appelle une prophétie auto-réalisatrice et ça y ressemble. Et il n'y a pas que moi qui le dit, il y en a d'autres :

El sostenido desdén con el que desde el principio de la campaña la clase media cultural trató a Trump en las redes sociales creó su fortaleza. Esa actitud de superioridad banal manifestada en burlas e ironías terminó siendo la fuente de toda la energía comunicacional del empresario […] En el campeonato de burlas y parodias que se llevaron a cabo en apoyo de Hillary y que se multiplicaron por las redes sociales hasta el infinito, nunca consideraron preguntarse seriamente qué estaba encarnando para el electorado ese hombre rudimentario.

Le dédain soutenu avec lequel la classe moyenne a traité Trump sur les réseaux sociaux dès le début de la campagne a créé sa force. Cette attitude de supériorité banalisée, manifestée en blagues et ironie a fini par être la source de toute la puissance de communication du magnat…. Dans le championnat de blagues et de parodies mené à bien en soutien à Hillary et multipliées à l'infini sur les réseaux sociaux, personne n'a pensé à se demander sérieusement ce qu'incarnait ce rustre pour son électorat.   

Autrement dit, au cas où tu n'aurais pas encore compris, c'est ton incompréhension des électeurs de ton pays qui t'a amené là où tu es aujourd'hui. Et c'est à l'évidence la même chose, et pire, pour ceux qui ont conduit la campagne perdante. On peut dire beaucoup de choses, mais au final, ce qui compte, c'est gagner, pas perdre. Et tu as perdu. Oui, je sais que tu as parcouru le monde, que tu as lutté pour les laissés-pour-compte au-delà des mers, que tu es qualifié. Mais peut-être que tu ne comprends pas tout à fait ton propre environnement. Peut-être que comme moi une fois, tu t'es laissé éblouir par les lumières de la grande ville et es devenu aveugle à ce que tu as devant les yeux, à ces choses cachées dans les interstices le long du chemin, cachées dans ces coins sombres que la lumière n'atteint pas.

Et tu n'étais pas le seul : tes médias aussi ont fait défaut, ils n'ont pas non plus vu la réalité. Par conviction ou par commodité, leur interprétation de la réalité était biaisée, incomplète, erronée. Lis ça, par exemple :

¿existió de verdad el “shock” que con tanta rimbombancia describían ayer los medios de comunicación de medio mundo? Quizás, sólo quizás, el “shock” afectó sólo a la mitad de los estadounidenses, puesto que la otra mitad votó, a sabiendas y probablemente con gusto, […] El periodismo, antaño uña y carne de la sociedad, está cada vez más desconectado de esa sociedad sobre la que informa. Y lo está porque sólo informa sobre la mitad de la sociedad, la mitad que a los periodistas les interesa. A la otra mitad la ignoran sistemáticamente.

Est-ce qu'il existe vraiment, le “choc” qu'ont décrit hier de façon aussi retentissante les médias d'un hémisphère ? Peut-être, seulement peut-être, que le “choc” n'a affecté que la moitié de la population étatsunienne, vu que l'autre moitié a voté, en sachant et probablement avec joie… Le journalisme, qui faisait autrefois corps avec la société, est de plus en plus déconnecté de cette société sur laquelle il informe. Il en est ainsi parce qu'il informe seulement sur une moitié de la société. L'autre moitié, il l'ignore systématiquement.

Cela vaut la peine de se demander pourquoi on en est arrivé là, même quand c'était de bonne foi. Je crois, sans vouloir t'offenser, que c'est une affaire de classe. Selon ce commentateur :

La principal razón por la cual los medios de comunicación más importantes no parecen comprender las cuestiones de clase es precisamente que no hay diversidad socioeconómica en las redacciones. Pocas personas que crecieron rodeadas de pobreza terminan trabajando en las redacciones o publicando libros.

La raison principale pour laquelle les médias principaux ne semblent pas comprendre les questions de classe est précisément  qu'il n'y a pas de diversité socio-économique dans les rédactions. Peu de gens ayant grandi dans la pauvreté se retrouvent à travailler dans les rédactions ou à publier des livres.

Mais ne déprime pas. A la fin tu verras que ton Antéchrist supposé ne possède probablement pas assez de pouvoir pour ouvrir les portes de l'enfer. Parce que tu te rappelles l'équilibre des pouvoirs ? Les poids et contre-poids ? La vie va continuer, comme le dit cet article non sans humour :

las posibilidades de que Donald Trump le haga un siete al conjunto de derechos y libertades actual son escasas, por no decir nulas. Más allá, por supuesto, de retoques cosméticos y en el fondo intrascendentes […] EE.UU. también sobrevivirá a Donald Trump y al final de su mandato el país seguirá disfrutando de cifras de paro cercanas al pleno empleo, una renta per cápita muy superior a la española y la preeminencia cultural, económica, militar y científica sobre todos los demás países del planeta Tierra. Es decir los cuatro pilares sobre los que se sostienen los imperios.

Les possibilités que Donald Trump déchire le tissu actuel des droits et libertés sont maigres, pour ne pas dire nulles. Au-delà, bien-sûr, de retouches cosmétiques et insignifiantes… Les Etats-Unis survivront aussi à Donald Trump et à la fin de son mandat, le pays continuera à jouir de chiffres du chômage proches du plein-emploi, d'un revenu par tête très supérieur à celui des Espagnols et de la primauté culturelle, économique, militaire et scientifique sur tous les autres pays de la planète Terre. C'est-à-dire les quatre piliers sur lesquels tiennent les empires.

Au moins—et c'est une consolation pour les sots—tu n'es pas comme les progressistes de mon pays, dont je ne sais pas comment ils vont concilier le fait que le président-élu, qui est pratiquement d'extrême-droite, va annuler le Partenariat Trans-Pacifique et les autres traités dont ils réclament depuis longtemps le rejet. Vont-ils l'en remercier ?

Alors oui, la politique a ses bizarreries, mais prends-le comme une opportunité d'essayer d'enlever tes oeillères théoriques et académiques. C'est ton tour de patauger dans la merde, comme on dit. Mais tu verras que, comme toute bonne merde, elle fertilisera ton cerveau et l'ouvrira au monde réel. Bonne chance.

Ce billet a été originellement publié sur Globalizado.

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