La “Princesse” d'Ouzbékistan Gulnara Karimova a-t-elle vraiment été tuée par le pouvoir ?

Gulnara Karimova. Image screenshotted and cropped from her music video Round Run.

Gulnara Karimova. Capture d'écran de son clip musical Round Run.

[Tous les liens sont en russe, sauf mention contraire]

Internet est en prise avec une rumeur consternante : Gulnara Karimova, la fille aînée du dernier dictateur d’Ouzbékistan et tombée en disgrâce, aurait été empoisonnée par le régime autoritaire même que son père a forgé durant ses trois décennies au pouvoir.

Cette information, provenant d'une unique source, a été largement diffusée, depuis un député russe de l’opposition sur Facebook jusqu'à un tabloïd britannique mais elle n'est que cela : une information provenant d'une seule et unique source.

La nouvelle est apparue sur le site Centre1.com, un site d’informations d’Asie centrale fondé par Galima Bukharbayeva, une journaliste ouzbek exilée et célèbre pour avoir été la rédactrice en chef du site Uznews, désormais dissous.

Sachez que Bukharbayeva, basée à Berlin, n’est pas un poids léger du journalisme.

Elle a reçu le Prix international de la liberté de la presse du Comité pour la protection des journalistes pour sa couverture du massacre d’Andijan en 2005 [français], durant lequel 187 (chiffre officiel) à plusieurs milliers de citoyens non-armés ont été abattus par les forces de sécurité ouzbeks.

Uznews bénéficiait d’une bonne réputation avant de soudainement cesser d’exister en 2014 suite à un piratage, qui a compromis l’identité [anglais] de ses contributeurs et que le gouvernement ouzbek est suspecté d’avoir orchestré.

Toutefois, la source qui s’est confiée à Centre1 serait un officiel anonyme du service de sécurité ouzbek SNB, réputé pour son opacité et digne héritier du KGB et d’une mine d’intérêts acquis au sommet d’un monde politique fondé sur la violence et les intrigues.

L’information demeure donc non-officielle, et impossible à vérifier.

Cela n’a pas empêché le journal britannique Daily Mail de faire la une avec un titre sensationnel : la « princesse » milliardaire de l’ancien président ouzbek ‘qui a été enfermée dans un hôpital psychiatrique pendant deux ans par son successeur a été mortellement EMPOISONNEE’ [anglais]. Le journal a également affirmé, sans preuve, que Karimova a même été « la plus riche femme de l’ancienne Union Soviétique ».

Cette une provient elle-même d’un ancien article du Daily Mail [anglais], écrit à partir d’une publication Facebook postée par un groupe anonyme, Santé à [Islam] Karimov. Celle-ci suggérait que le successeur de Karimov, le chef par intérim Shavkat Mirziyoyev, avait transféré Karimova de sa résidence surveillée à un institut psychiatrique.

Islam Karimov. Russian government image. Creative Commons.

Le défunt Islam Karimov. Photographie du gouvernement russe. Creative Commons.

Mirziyoyev, bien sûr, n’a pas pu la garder enfermée pendant deux ans, comme l’insinue le titre du Daily Mail, car il n’est au pouvoir que depuis deux mois, suite aux funérailles de Karimov, le 3 septembre dernier, mort d’un AVC.

Nous savons seulement que Gulnara Karimova – contrairement à sa mère Tatiana et sa sœur cadette Lola, avec laquelle elle s’est écharpée sur Twitter en 2013 – n’était pas présente sur les images télévisuelles des obsèques.

Il a aussi été abondamment rapporté qu’elle était assignée à résidence depuis au moins 2014 ; nombre de ses proches amis et associés ont été arrêtés et emprisonnés ces dernières années [anglais].

Depuis qu’elle a quitté Twitter après avoir déversé sa colère sur sa famille, de nombreux comptes qui lui auraient soi-disant appartenu ont émergé ; l’un d’eux a en réalité été créé par des journalistes du service ouzbek de RFE/RL [anglais].

Attendez une minute. C’est quoi, l’Ouzbékistan ?

Map of Uzbekistan. Creative Commons.

Carte de l'Ouzbékistan. Creative Commons.

L'Ouzbékistan est un pays de 32 millions d'habitants d’Asie Centrale. Il côtoie le Kazakhstan au nord, le Tadjikistan au sud-est, le Kirghizistan au nord-est, l’Afghanistan au sud et le Turkménistan au sud-ouest. Le gouvernement ouzbek est considéré comme l’un des plus grands contrevenants aux droits de l’homme, en bonne place avec la Corée du Nord, l’Arabie Saoudite et le Soudan.

La liberté de la presse est quasi-inexistante, provoquant une dépendance aux services d’informations étrangers, qui s’appuient sur des sources présentes dans le pays pour relayer les dernières actualités.

Qui est Gulnara Karimova ?

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Karimova chantant en duo avec Gérard Depardieu. Capture d'écran de YouTube, utilisée par Newsy World pour un documentaire consacré à Karimova, mis en ligne sur la chaîne Youtube officielle du site, le 16 septembre 2014.

Karimova a 44 ans. Au cours de sa vie haute en couleurs et controversée, elle a été chanteuse pop, créatrice de mode, ambassadrice aux Nations Unies et a régulièrement été citée comme une possible héritière au trône de son père, avant sa chute très médiatisée mais peu compréhensible.

Elle est fréquemment désignée comme étant l’une des personnes les plus corrompues d’Ouzbékistan et est au centre d’investigations concernant des entreprises de télécoms occidentales, qui lui auraient versé des milliards de dollars en pot-de-vin pour accéder au marché ouzbek.

Malgré ses mauvaises relations notoires avec sa mère et sa sœur, elle a été pendant un moment considérée comme la fille préférée de Karimov, ce qui fait s'interroger sur l’influence qu’il a pu avoir sur son sort. Karimov serait à l’origine du surnom de Gulnara, Googoosha, son nom de scène lors de sa carrière musicale.

Qu’a dit la source à Centre1.com ?

Screenshot of Centre1.com's website 22.11.16.

Capture d'écran du site Centre1.com 22.11.16.

Un homme aurait révélé à Centre1 qu’elle a été empoisonnée le 5 novembre. Durant cette nuit-là, son corps aurait été enterré dans un cimetière de la capitale, Tachkent. Sa tombe aurait été ensuite lissée. La source prétend avoir participé à l’enterrement de Karimova.

Il a ainsi révélé les détails de l’inhumation à Centre1, car il craint pour le sort des enfants de Karimova, sa fille Iman et son fils Islam [note du rédacteur : le même prénom que son grand-père], qui vivent tous deux à Tachkent et sont « sans défense et sans soutien ». Il n’aurait fourni aucun autre élément.

Qu’ont rapporté les autres médias ?

Fergana News, un site régional d’informations qui a été le premier à évoquer le décès d’Islam Karimov à l’âge de 78 ans (il a été officiellement annoncé une semaine plus tard) et qui est considéré comme ayant d’excellentes sources dans le pays, n’a pas relayé la nouvelle.

Ozodlik, la branche de langue ouzbek de RFE/RL composée de pigistes et d’autres sources du pays n’a également rien mentionné. Une agence russe, Ria Novosti, a attesté qu’une « source proche de la famille Karimova » a affirmé que « Gulnara Karimova est vivante, la rumeur de sa mort est un mensonge ». Interfax, une autre agence russe, a fait état de la même nouvelle.

Les dépêches des agences russes sont difficiles à croire, en raison du déclin des normes journalistiques en Russie ces dernières années, et de l’importance de la relation bilatérale qu’entretient Moscou avec l’Ouzbékistan. Ces agences ont, néanmoins, généralement de meilleures sources que les agences occidentales.

Quoi d’autre ?

Dmitri Gudkov, membre du parti de l’opposition Une Russie Juste au parlement russe, a écrit un billet sur Karimova, manifestement pour attirer l’attention sur la situation politique de la Russie elle-même :

Дочь Ислама Каримова, Гульнару, отравили и тайно похоронили в Ташкенте. Это настолько похоже на правду, что трудно не верить. Вероятная преемница своего отца, народные симпатии, душная атмосфера интриг, секретная смерть самого Каримова.

Чем более режим закрыт, чем более он авторитарен, тем большая опасность грозит всем, кто к нему близок. Устранить конкурентов, свидетелей, сторонников, воцариться и окуклиться.

Насколько далеко мы от этого? Министров и губернаторов уже арестовывают, в тюрьмах уже пытают — все это есть. Еще две ступеньки вниз — до тайных убийств преемников, до расстрелов из минометов, как у лучшего друга и соседа на востоке.

Dmitri Gudkov, MP in the Russian state Duma.

Dmitri Gudkov, député à la Douma, le parlement russe.

La fille d’Islam Karimov, Gulnara, a été empoisonnée et secrètement enterrée à Tachkent. Cela semble être vrai, cela ne semble pas difficile à croire.

La favorite à la succession de son père, l’icône populaire, la lourde ambiance mêlée d’intrigues, le secret de la mort de Karimov.

Plus un régime est fermé, plus il est autoritaire, plus grand est le danger pour ceux qui sont proches de lui. Il élimine adversaires, témoins, supporters, il prédomine et se métamorphose.

A quel point sommes-nous éloignés de ce type de régime ? Des ministres et des gouverneurs ont déjà été arrêtés, en prison les gens sont déjà battus – tout est là. Ensuite se trouvent les assassinats secrets des héritiers au trône, et enfin tout en haut les massacres au mortier, comme chez notre meilleur ami et voisin de l’est.

Kamoliddin M. Rabbinov, un analyste politique séjournant en France, demeure plus sceptique quant aux nouvelles rapportées. Il écrit ainsi :

С утра многие друзья и журналисты просят меня комментировать появившуюся сегодня информацию о смерти Гульнары Каримовой. Чтобы не повториться, решил публиковать свой краткий анализ здесь.
1. Члены семьи Гульнары Каримовой, а также, новые власти и вся политическая элита Узбекистана считают ее абсолютно капризной, неподконтрольной, импульсивной, и анализируя ситуацию, можно убедиться, что в коридорах власти есть консенсус, что целесообразно удержать ее под «домашним арестом» – не дать ей возможности влиять на политические процессы, поскольку, чего она может сказать или какую информацию она может обнародовать, никто не знает.
2. Судьбу Гульнары Каримовой решает семейный консилиум: мать Татьяна Каримова и ее сестра. Власти до сих пор относятся к членам семьи Ислама Каримова с осторожностью и уважением.
3. Новым властям как-то навредить Гульнаре Каримовой – даром не надо. Впереди – выборы, легитимация новой власти. Для властей был бы кошмаром начинать свой путь с ликвидации члена семьи бывшего президента. Все о чем мечтают новые власти касательно Гульнаре – контролировать ее так, чтобы шума и совокупного вреда были бы минимальным, а контроль – максимальной.
4. Семья Каримовых никогда не дасть согласия на ликвидации кого-то из членов семьи, поскольку, такой шаг был бы катастрофой для безопасности остальных, включая безопасности самой власти.
5. Главная «подушка безопасности» Гульнары – ее сын Ислам Каримов младший, который, с огромным капиталом в руках, сидит в Лондоне. Если с ее матерью случиться что-то реально плохой, он может трубить на все мир первым и коллапсировать репутацию режима на долгие годы.

Rabbimov. Image from Facebook.

Rabbimov. Image Facebook.

Depuis ce matin, de nombreux amis et journalistes m’ont demandé de commenter l’information apparue aujourd’hui au sujet du décès de Gulnara Karimova. Afin de ne pas me répéter, j’ai décidé de publier une brève analyse ici :

  1. Les membres de la famille de Gulnara Karimova, ainsi que le nouveau gouvernement et toute l’élite politique d’Ouzbékistan la considèrent comme capricieuse, incontrôlable et impulsive et, en analysant la situation, nous pouvons constater que dans les couloirs du pouvoir, tout le monde est d’accord pour dire qu’il est préférable de la garder en « résidence surveillée ».

Ainsi, elle n’aura aucune occasion d’influer sur le processus politique, car qui sait ce qu’elle pourrait dire ou quelles informations elle pourrait rendre publiques ?

  1. L’avenir de Gulnara Karimova sera déterminé par sa famille, c’est-à-dire sa mère Tatiana Karimova et sa sœur Lola. Les autorités traiteront la famille d’Islam Karimov avec prudence et respect.
  1. Les nouvelles autorités n’ont rien à gagner en s’attaquant à Gulnara Karimova. Ce sont en effet une élection [note du rédacteur : une élection présidentielle dans laquelle Shavkat Mirziyoyev a peu de chance de faire face à une véritable concurrence, le 4 décembre prochain] et la légitimation du nouveau gouvernement qui sont en jeu. Ce serait un cauchemar pour le pouvoir si l’élection débutait avec l’élimination d’un membre de la famille de l’ancien président. Tout ce que souhaite le nouveau gouvernement concernant Gulnara est de la garder sous contrôle afin de minimiser toute interférence ou dommage.
  1. La famille Karimov ne consentira jamais à la liquidation d’un de leurs membres, car cela constituerait un désastre pour la sécurité des autres, et pour la sécurité du gouvernement lui-même.
  1. Le principal “filet de sécurité” de Gulnara est son fils, Islam Karimov Jr qui, avec son important capital entre ses mains, vit à Londres [note du rédacteur : la source SNB mentionna à Centre1 qu’il vivait à Tachkent]. Si quelque chose de grave devait réellement arriver à sa mère, cela ternirait encore plus la réputation du régime pendant les nombreuses années à venir.

Comme d’habitude, personne en Ouzbékistan n’a communiqué sur ce sujet.

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