En Inde, la démonétisation contre l'argent “noir” se fait dans le chaos

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“Ce qui arrive quand on veut tuer l'argent” image sur Flickr de SS & SS. Domaine public.

Le premier ministre indien Narendra Modi, arrivé au pouvoir en 2014 avec la promesse de ‘combattre l'argent sale’, tient parole — au moins en apparence. Le 8 novembre, l'Inde retirait de la circulation les billets de 500 (6.86 €) et 1.000 (13,72 €) roupies pour interrompre les flux d'argent sale et éliminer du système la fausse monnaie.

En creusant sous la surface les effets de cette mesure, on trouve cependant des récits dérangeants. Les gens ont été contraints à de gigantesques files d'attente serpentant à l'extérieur des banques dans les villes et les campagnes, en vue d'échanger leur argent, et de nombreuses personnes seraient mortes dans les queues ou bien quand les services médicaux ont refusé leurs paiements avec d'anciens billets.

L'absence de planification ne pouvait que créer un chaos en chaîne, dans un pays extrêmement dépendant à l'argent liquide.

La mise en oeuvre de la démonétisation est défectueuse. Le Premier Ministre a pris la décision, mais la véritable responsabilité de l'exécution est celle des suspects usuels du ministère des Finances

La stratégie de M. Modi est un élément parmi diverses autres actions entreprises pour juguler les dangers de l'argent sale en Inde, avec le déploiement l'an prochain de la taxe sur les Biens et Services (TVA) et une amnistie pour les fraudeurs et évadés fiscaux.

Si la démonétisation avait pour but de punir les thésauriseurs d'argent sale à en croire le Premier Ministre, alors pourquoi un nouveau plan d'amnistie ? Le dernier n'était donc pas absolument final ?

Essayons de disséquer la mesure et les problèmes, de comprendre les avantages et inconvénients de l'argent “noir” et la campagne de démonétisation qui a laissé beaucoup d'Indiens pauvres dépourvus de médicaments et de produits quotidiens de première nécessité.

La démonétisation : de bonnes intentions, une mauvaise exécution

Près de 86 pour-cent de la réserve de liquidité de l'Inde étaient sous la forme des valeurs faciales récemment retirées : les billets de 500 (6,86 €) et 1.000 (13,72 €) roupies. L'économie indienne s'est donc retrouvée en pénurie d'argent liquide, alors que commerçants, ouvriers et basses couches de la société en sont massivement dépendants pour leurs transactions. Le nombre de personnes sans compte bancaire en Inde est vertigineux : 233 millions (environ 20% de la population), selon une étude de 2015 de PeW. Il en résulte que, même si le gouvernement indien de droite voulait éliminer l'argent “noir” du système et dématérialiser l'économie, c'est, selon les observateurs, l’absence de préparation anticipée qui a créé les problèmes pour les individus.

Ainsi, d'immenses files d'attentes se sont formées pour retirer de l'argent dans des distributeurs automatiques qu'on avait omis de calibrer dès les premiers jours de l'opération pour qu'ils dispensent les nouveaux billets, dont les dimensions diffèrent de ceux des anciens.

Trouvé un distributeur garni et absolument personne devant. Il n'a que des billets de 2000 et donc personne n'en veut

La plupart des gens qui cherchent des distributeurs veulent des billets de 100 roupies, si la machine n'en a que de 2000 roupies elle ne sert à rien

Les cibles : la fausse monnaie, le terrorisme et la corruption ; mais ce sont les Indiens ordinaires qui souffrent

On a rapporté 33 décès d'Indiens, soit debout dans les queues interminables, en état de choc ou par manque de liquide pour des situations d'urgence comme l'hospitalisation ou le transport en ambulance.

Un exemple poignant en est ce nouveau-né malade à qui les soins ont été refusés dans la capitale financière de l'Inde, Mumbai, quand ses parents n'ont pas pu payer avec les nouveaux billets. Le nourrisson est mort peu après.

Entre temps, M. Modi a annoncé des aménagements pour l'utilisation des billets dans les hôpitaux publics et privés, les pharmacies et les pompes à essence jusqu'au 11 novembre. Le délai a été ensuite allongé au 24 novembre, mais de nombreux morts ont été signalés dans cette même période, alors que les gens affluaient en longues files d'attente dans les banques, les bureaux de poste et aux distributeurs pour effectuer des retraits.

Le Premier ministre cible ses ministres 

Le Premier Ministre Modi, dans le souci de se laver de diverses allégations que les membres de son parti avaient été prévenus du retrait des billets, a demandé aux principaux ministres du Bharatiya Janata Party (BJP, droite) de déclarer avant le 1er janvier 2017 le détail des opérations de leurs comptes bancaires de novembre et décembre 2016.

Le pourquoi de l'opération

M. Modi avait promis de rapatrier l'argent sale abrité dans les banques suisses par les Indiens corrompus. Alors que ceci ne s'est pas concrétisé, un dédale de mesures entreprises par le gouvernement a voulu extirper la menace de l'argent “noir”, fléau de l'économie hautement complexe de l'Inde. Le gouvernement espère réprimer les fonds illicites gagnés par la corruption ou l'évasion fiscale, sous forme d'argent liquide, et aussi régler le problème de la fausse monnaie.

Actuellement, pas plus de 2 à 3 pour-cent des Indiens paient réellement des impôts, et l'Inde subit un manque à gagner fiscal annuel de plusieurs milliards d'euros ; près de 90 pour-cent des transactions sont réalisées en espèces.

Quelques-uns approuvent, la plupart pas trop

Beaucoup d'Indiens sur les réseux sociaux, et des économistes aussi, sont critiques de la démonétisation, dont ils affirment qu'elle pourrait stopper la rapide croissance du produit national brut (PNB) et ralentir la production de la deuxième économie asiatique.

Un étudiant de 19 ans, militant auto-proclamé de la Loi sur le Droit à l'information du nom de Abhishek Mishra a été arrêté par la police du Madhya Pradesh à cause de ses publications sur les médias sociaux, qui attaquaient Modi et d'autres hommes politiques à propos de la démonétisation.

La semaine précédente, l'ancien Premier Ministre indien Manmohan Singh a parlé de monumentale mauvaise gestion qui pourrait coûter 2 % du PNB indien. Il a dit que les morts et la détresse des pauvres, des paysans et des petits commerçants l'avaient convaincu que la démonétisation a conduit au pillage organisé et à la rapine légalisée par l'administration.

Le militant indien des droits civiques et journaliste Teesta Setalvad a écrit sur alternet.org :

L'offre et la demande sont les fondamentaux de tout système, légal ou illégal, et tant que le gouvernement ne s'attaquera pas sérieusement à l'offre d'argent sale de la corruption, l'économie parallèle continuera à prospérer. Une corruption qui ne peut que redoubler avec les billets récemment introduits de 2.000 crore roupies.

L'ancien gouvernement de la Banque Centrale de l'Inde, Raghuram Rajan, a commenté sur le Huffington Post India que ce qu'il faut, c'est privilégier l'élargissement de la fiscalité :

Il n'y a pas de raison que tous ceux qui doivent payer des impôts n'en paient pas. Je me concentrerais davantage sur Ie suivi des données et une meilleure administration fiscale pour atteindre l'argent non déclaré. Je pense qu'on ne peut pas si facilement dissimuler son argent dans notre économie moderne.

La démonétisation a aussi ouvert des débats sur le nationalisme en Inde, quand les critiques ont été accusé d'anti-patriotisme. Un officier d'état-major de l'armée a été critiqué pour son billet Facebook condamnant l'interdiction des billets écrit alors qu'il attendait son tour dans la queue devant le distributeur.

Le véritable verdict sur la démonétisation n'interviendra qu'après le 31 décembre, comme l'a à juste raison fait valoir le politologue Devdan Chaudhuri:

Les retombées de la mesure se déploient en ce moment. Le mois qui vient sera donc crucial pour savoir ce que les gens en pensent au final.

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