La révolution russe de 1917 en réalité virtuelle, mais avec les mêmes œillères qu'à l'époque

The October Revolution meets virtual reality. Photo edited by Kevin Rothrock.

La révolution d'octobre rencontre la réalité virtuelle. Photomontage de Kevin Rothrock.

2017 est l'année du centenaire de la révolution russe, ce qui ne manquera pas de susciter des réflexions en tous sens sur son héritage et sa mémoire. Après tout, il s'est agi d'un événement de l'histoire mondiale, dont la commémoration dépasse la Russie.

Néanmoins, c'est bien l'empire tsariste qui a vu naître la grande expérimentation des bolcheviks, et leur révolution devait définir la Russie pour les quelque soixante-dix années qui ont suivi. Pourtant, l'URSS s'est effondrée il y a presque trente ans, et on ne sait pas trop comment réagira en 2017 la Russie actuelle.

A une époque où le gouvernement de Vladimir Poutine privilégie un récit historique lisse dépeignant un Etat russe éternel, difficile de prédire comment le Kremlin appliquera une suture narrative à l'une des périodes les plus déchirées de l'histoire humaine. Et le casse-tête n'est pas seulement celui du pouvoir. A l'approche du centenaire, les Russes seront nombreux à vouloir comprendre l'histoire et l'héritage de leur révolution. Mais comment ? Comment raconte-t-on la révolution russe ?

Mikhail Zygar. Photo: Facebook

Une tentative est le projet en ligne “1917: Histoire en Liberté”, qui raconte à neuf les événements de 1917 par la publication quotidienne de lettres, d'entrées de journaux intimes, d'articles, de poésie, de vidéos et d'images se rapportant à quelque 1.500 personnages-clés de la période. Mikhaïl Zygar, ancien rédacteur en chef de la télévision Dojd et auteur de “Les hommes du Kremlin : Dans la Cour de Vladimir Poutine”, est le créateur du projet, pour lequel il a recruté une centaine de journalistes, universitaires, artistes, et autres contributeurs. “1917 : Histoire en Liberté” impressionne aussi par ses sponsors : le géant du moteur de recherche Yandex, la Sberbank, la galerie Tretiakov, le journal Kommersant, le Musée Historique d'Etat, les Archives d'Etat de la Fédération de Russie, et les Archives d'Etat de Littérature et d'Art — et on en oublie.

Selon Zygar, l'objectif du projet est de “recréer la réalité telle qu'elle était il y a cent ans” si l'Internet avait existé. Ce qu'on obtient, c'est une sorte de “réalité virtuelle” de la révolution :

Наша цель — популяризировать историю. Нам хочется, чтобы люди видели в ней не какую-то скучную дисциплину, совершенно оторванную от реальности и не имеющую к ним прямого отношения. Наоборот, мы хотим показать, что история — это и есть жизнь. Это такие же люди, как и мы. И история объясняет многое не только про то, что случилось, но и про нас самих. У каждого есть возможность понять, что он сталкивается с теми же проблемами и мыслями, с какими сталкивался человек, писавший в свой дневник сто лет назад.

Notre but est de populariser l'histoire. Nous avons envie que les gens n'y voient pas une discipline ennuyeuse totalement dissociée de la réalité et dépourvue de toute relation directe avec eux. Au contraire, nous voulons montrer que l'histoire, c'est la vie. Ces gens sont comme nous. Et l'histoire explique beaucoup, non seulement sur ce qui s'est passé, mais aussi sur nous-mêmes. Chacun a la possibilité de comprendre qu'il est confronté aux mêmes problèmes et idées que la personne qui écrivait dans son journal il y a cent ans.

“1917 : Histoire en Liberté” est certes un projet impressionnant, particulièrement pour ceux qui s'intéressent aux sources primaire de cette époque. C'est ainsi que l'on peut lire ce qui suit dans un texte écrit par la Douairière Maria Fedorovna, la mère de Nicolas II le 9 décembre 1916 :

5 градусов мороза, из дому совсем не выходила. Приняла несчастную женщину, отца которой в чем-то обвиняют и он сидит в тюрьме. Она просила помочь. После завтрака встретилась с фрекен Крупенской. В 4 часа пополудни приехала милая моя Беби, одетая словно настоящая леди, выглядит такой счастливой. Обедали вдвоем с Сандро, поскольку все остальные были в театре.

Il fait 5 degrés sous zéro, je ne suis pas sortie du tout. J'ai reçu une malheureuse dont le père a été inculpé de quelque chose et est en prison. Elle demandait de l'aide. Après le petit déjeuner nous avons rencontré la demoiselle Kroupenskaïa. A 4 heures de l'après-midi est arrivée ma chère Baby [sa fille la Grande-Duchess Olga Alexandrovna] vêtue comme une vraie lady, elle semble si heureuse. Nous avons dîné à deux avec Sandro [le Grand-Duc Alexandre Mikhaïlovitch, beau-frère de Nicolas II] parce que tous les autres étaient au théâtre.

Ou encore ce passage de Nikolaï Astrov, secrétaire à la Douma de Moscou et membre du Parti Constitutionnel démocratique (KD), du 12 décembre :

На этом совещании было очень мало народу, были только по особым приглашениям. Среди присутствующих были кн. Львов, Кишкин, кажется, Маклаков, я. На этом совещании после заявления кн. Львова о том, что все сообщаемое им должно быть сохранено в тайне, он довольно подробно рассказал о настроениях Петрограда. По его словам, в ближайшем будущем можно ожидать дворцового переворота. В этом замысле участвуют и военные круги, и великие князья, и политические деятели. Нужно быть готовым к последствиям. В очень туманных выражениях было указано, что предполагается, по-видимому, устранить Николая II и Александру Федоровну. Торопливая речь кн. Львова была неясна. Уточнять ее было неловко. Тем более что казалось, что сам Львов не знает ничего точно, ибо сам лишь поставлен в известность о готовящемся.

Il y a eu très peu de monde à cette réunion, seulement sur invitation particulière. Parmi les présents, il y avait les princes Lvov, Kichkine, Maklakov, et moi-même. Après une déclaration du prince Lvov demandant à tous de garder le secret, il parla en grand détail de l'humeur à Petrograd. Selon lui, on peut s'attendre dans un avenir proche à une révolution de palais. A ce plan participent cercles militaires, grands princes et acteurs politiques. Il faut se préparer aux suites. En termes très vagues il fit état qu'il se tramait apparemment d'écarter Nicolas II et Alexandra Feodorovna. Le discours hâtif du prince était confus. Il était difficile de le définir, d'autant plus que Lvov semblait lui-même ne rien savoir de précis car il avait seulement été informé de sa préparation.

Ces entrées, qui vont des mondanités aux conspirations, démontrent à la fois la distance et la peur des principaux acteurs de l'époque. Elles fournissent aussi de fascinants instantanés quotidiens des événements de février 2017 que nous connaissons tous (l'abdication de Nicolas II, et l'instauration du pouvoir bicéphale du Gouvernement Provisoire et du Soviet de Petrograd).

Le site comporte aussi des ressources importantes et innovantes, telles qu'un “Guide des Romanov” donnant une généalogie de la famille au tournant du siècle. Plus intéressante et utile encore peut-être, la section “Qui est lié à qui”, où un clic sur un personnage montre le réseau de ceux qu'il ou elle aimait, détestait, n'aimait pas, avait en amitié, rivalisait avec, et épousait. Une merveilleuse façon de cartographier les diverses intrigues personnelles de la famille régnante et sa cour.

Seulement voilà, la riche collection de ces voix laisse un silence béant à côté de toutes ces entrées : les voix des individus des classes roturières qui ont participé au processus révolutionnaire, l'ont vécu, et y sont nés à la vie politique : intellectuels, artistes, et intelligentsia reflètent eux-mêmes le vécu de leurs géniteurs. C'est dommage. La recherche historique des 25 dernières années a montré que les archives de la Russie contiennent une abondance de textes qui transmettent les voix des “gens” sous forme de lettres, journaux intimes, journalisme, art visuel et poésie.

Ce silence pourrait être le principal paradoxe dans la tentative du site web de créer une mémoire de la révolution. L'ignorance des voix et de la volonté historique des gens ordinaires a précisément fait la perte d'une grande part des élites russes en 1917. Un siècle plus tard, les descendants de cette classe décimée font la même erreur en réalité virtuelle, malgré toutes leurs bonnes intentions.

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