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Le Kirghizistan, havre de paix pour les journalistes d'Asie centrale

Catégories: Asie Centrale et Caucase, Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Turkménistan, Gouvernance, Média et journalisme, Médias citoyens, Photographie, Politique

Carte politique de l'Asie centrale. Sous licence [1] Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported.

Cet article a été originellement publié [2] par notre site partenaire EurasiaNet.org [3]. Il a été rédigé par Zukhra Iakupbaeva [4], qui écrit [5] également pour Global Voices. Article reproduit avec permission.

Dans une région du monde où la vie de journaliste est loin d'être aisée, le Kirghizistan se présente comme un refuge relativement sûr. Depuis plusieurs années, des journalistes venus de différentes régions d'Asie centrale s'y sont installés, souvent pour leur sécurité et leur carrière, et parfois pour des raisons plus personnelles.

Le classement mondial de la liberté de la presse établi en 2016 par Reporters sans frontières est sans équivoque : l'Asie centrale n'est pas une région bienveillante envers la libre circulation de l'information et le journalisme indépendant. Des nations telles que le Turkménistan et l'Ouzbékistan stagnent tout en bas de la liste aux côtés de pays tels que la Corée du Nord ou l’Éthiopie. Par ailleurs, les organes de presse au Tadjikistan souffrent depuis longtemps, mais la répression s'est intensifiée depuis fin 2015 et a entraîné la fuite [6] de dizaines de journalistes.

Les récits de trois journalistes venus des quatre coins d'Asie centrale témoignent de la façon dont Bichkek s'est imposée comme une destination phare pour les personnes en quête de liberté créative et intellectuelle.

Pour Diana Rakhmanova, journaliste de 27 ans du Tadjikistan, un séjour au Kirghizistan en 2010, à l'occasion d'une formation de trois mois organisée par le service de diffusion international allemand Deutsche Well, a complètement révolutionné sa conception du journalisme.

“Le plus surprenant pour moi lors de mon séjour à Bichkek aura été de rencontrer des gens normaux, éduqués, qui s'intéressent à la politique et à qui les hauts fonctionnaires permettent l'accès à l'information. Ce sont les hauts fonctionnaires qui craignent les journalistes, et l'usage des réseaux sociaux est très répandu” a-t-elle déclaré à EurasiaNet.org [3] autour d'un café dans l'un des nombreux bars de Bichkek.

Par chance, Rakhmanova a a pu rencontrer un journaliste local qui lui a proposé de travailler à Bichkek, ce qu'elle a fait un an après sa formation. Elle explique que l'acclimatation n'a pas été facile : “impossible de me rappeler des noms de familles kirghizes, et je ne savais absolument rien des différents groupes parlementaires.”

Avoir grandi au sein d'une famille tatare l'a aidé à s'habituer à certains aspects de la langue. “Quand je pose une question en russe et que l'on me répond en kirghize, je comprends. C'est parce que connais très bien le tatare, que les membres de ma famille parlent couramment au Tadjikistan.”

Des tensions dans la région créent parfois des problèmes administratifs. Elle raconte qu'un jour, “on m'a interdit d'entrer au Kirghizistan depuis le Kazakhstan à cause d'un échange de coups de feu sur une partie contestée de la frontière entre le Kirghizistan et le Tadjikistan.” Elle ajoute : “j'ai également la nationalité russe, et cette fois-là mon passeport russe m'a permis de traverser la frontière.”

Rakhmanova dit ne pas envisager de retourner au Tadjikistan.

“Je ne veux pas retourner au Tadjikistan parce que je ne pourrais pas m'habituer à l'absence de liberté d'expression” explique-t-elle. “Et j'ai une famille ici, un mari et un fils qui a un an.”

Pour d'autres journalistes, les liens familiaux et affectifs prennent le dessus sur les ambitions professionnelles.

Elyor Nematov, photojournaliste de 28 ans venu de la ville de Boukhara en Ouzbékistan, raconte que ses amis ne s'attendaient pas à ce qu'il décide de déménager à Bichkek, la capitale du Kirghizistan. Il explique qu'il voulait se rapprocher de sa fiancée qui vivait à Bichkek, et que ce n'est que plus tard qu'il a eu l'opportunité de parfaire ses compétences en photographie documentaire.

Pour Nematov, ce n'était pas son travail qui posait problème en Ouzbékistan, mais sa foi baha'ie.

Il raconte : “quand j'étais étudiant, la police me soupçonnait d'être un extrémiste parce que je suis bahaï. A Tachkent, j'ai été détenu pendant 15 jours en raison de ma prétendue hostilité lors d'une opération spéciale de police contre l'extrémisme. En fait, ils m'enregistraient, et je leur ai demandé de me montrer leurs plaques et de m'expliquer pourquoi j'étais en état d'arrestation.”

Nematov n'accorde pas beaucoup d'importance à l'endroit où il vit. “Pour moi, les frontières n'existent pas ; je suis basé au Kirghizistan mais mes reportages couvrent l'ensemble de l'Asie centrale.”

Tout comme Rakhmanova, Nematov n'envisage pas de quitter le Kirghizistan. Au contraire, son rêve est à présent de mettre en place un centre de photographie documentaire à Bichkek dans le but d'aider ses collègues dans toute l'Asie centrale.

Le pays d'Asie centrale le plus impitoyable envers les journalistes et les chercheurs indépendants est le Turkménistan. Là-bas, les conséquences sont lourdes pour les très rares personnes qui osent s'adonner au journalisme indépendant : intimidation, arrestations et passages à tabac [7].

Olga, 33 ans, vit à Bichkek après avoir quitté le Turkménistan en 2001. Elle travaille aujourd'hui comme analyste politique dans un institut d'éducation et signe à l'occasion des billets d'humeur à propos de la situation au Turkménistan concernant les droits humains, l'éducation, et les problèmes liés au pétrole et au gaz naturel.

Olga est venue au Kirghizistan pour la première fois quand elle était étudiante. “J'ai passé quasiment toute ma première année à la bibliothèque de l'Université américaine d'Asie centrale à Bichkek. Je dévorais tout, c'était un réel plaisir” a-t-elle expliqué dans un entretien à EurasiaNet.org, sous un pseudonyme à sa demande.

Le milieu des années 2000 a été une période sombre pour la connaissance au Turkménistan. En février 2005, le défunt président Saparmurat Niyazov a décrété que les bibliothèques de province étaient inutiles puisque la plupart des villageois ne savaient de toute façon pas lire. Suite à quoi, Niyazov a ordonné la fermeture de quasiment toutes les bibliothèques du pays, à l'exception de quelques unes parmi les plus grandes et des bibliothèques pour étudiants.

Avec cette décision parmi d'autres destinées à garantir l'isolement total du Turkménistan, Olga a compris que ses options seraient limitées dans son pays. Elle raconte : “je suis restée au Kirghizistan parce que c'était difficile de trouver du travail [en rapport avec ma formation] au Turkménistan”, ajoutant que le fait de ne pas savoir parler turkmène était problématique. “Les entreprises liées au pétrole et au gaz naturel, en plein essor à l'époque, auraient été le choix le plus logique, mais je cherchais plutôt quelque chose dans le social.”

Concernant un éventuel retour au Turkménistan, Olga dit qu'elle préfère ne pas y penser et se concentre plutôt sur la poursuite de ses études et son fils de six ans. Le choc serait rude entre le sentiment de liberté qu'elle a découvert en vivant au Kirghizistan et la répression généralisée au Turkménistan.

Pour illustrer à quel point la vie est difficile au pays, Olga évoque le souvenir de la révolution kirghize en 2005 ; alors étudiante à l'Université américaine d'Asie centrale, ses parents ont reçu un appel des services de renseignement. Elle explique que “[les agents] voulaient savoir si j'étais impliquée dans la révolution.”