L'histoire de la contestation en Biélorussie est brève : le Président Alexandre Loukachenko, étiqueté « dernier dictateur d'Europe », réprime impitoyablement toute dissidence depuis son arrivée au pouvoir en 1994. Depuis 2000, de grandes manifestations n'ont eu lieu que deux fois : en 2006 et 2010, lorsque les militants de l'opposition ont protesté contre ce qu'ils ont appelé des élections présidentielles déloyales. Et de fait, les observateurs internationaux avaient signalé de nombreuses irrégularités pendant lesdites élections, remportées par M. Loukachenko à une large majorité.
Si de petites manifestations se produisent régulièrement, avec des activistes portant des drapeaux rouges et blancs et les armoiries de la Pahonie—les « symboles interdits » qui furent les emblèmes officiels de la Biélorussie entre 1991 et 1994—ces rassemblements passent aisément inaperçus, et les militants se font arrêter. En réalité, les autorités appréhendent presque quiconque participe à des manifestations de rues, ce qui suffit à dissuader l'écrasante majorité des Biélorusses. Ceux-ci se sont habitués à subir les duretés de la vie sans mot dire ; chacun comprend que s'exprimer à haute voix peut conduire à perdre son emploi, être banni de l'université ou arrêté.
Il y aura bientôt deux ans de cela, pourtant, la situation a commencé à évoluer imperceptiblement. Après l'annexion de la Crimée et le début de la guerre dans le Donbass, Loukachenko a commencé à s'inquiéter de son propre avenir : comme un grand nombre de Biélorusses sont russophones, nul ne pouvait être certain que la Russie laisserait son voisin en paix.
Ces soucis, couplés avec les préoccupations économiques, ont fait monter le ton entre Minsk et Moscou : Loukachenko, qui avait toujours maintenu un équilibre, se mit à flirter de plus près avec l'Occident. Il permit à l'opposition d'obtenir deux sièges au parlement et libéra des prisonniers politiques.
Dans le cadre de cette soudaine libéralisation, les policiers reçurent instruction de ne plus arrêter les manifestants. Même les porteurs de symboles n'étaient plus gardés à vue : on leur imposait une amende et on les renvoyait chez eux. Ce dégel politique a eu un effet visible : les Biélorusses ont commencé à s'apercevoir qu'ils pouvaient exprimer leur mécontentement sans être inquiétés.
Parasites sociaux
Dès 2015, il ne faisait plus de doutes que l'économie biélorusse était en lambeaux. Intimement liée à la Russie, la Biélorussie fut victime de la chute des prix pétroliers pendant l'été 2014. De nombreux Biélorusses, surtout des jeunes hommes, partirent travailler à l'étranger, principalement en Russie. En janvier 2015, plus d'1 million de Biélorusses travaillaient hors de leur pays, selon la Banque Mondiale. Pour mettre ce nombre en perspective, il n'y a que 9,5 millions d'habitants dans toute la Biélorussie, selon les statistiques officielles.
Il déplaît à Loukachenko qu'autant de Biélorusses travaillent à l’étranger, et de ce fait ne paient pas d'impôts tout en continuant à recevoir les avantages de l'Etat-providence. En 2011, il a déclaré que les gens ne doivent pas bénéficier de la gratuité des soins médicaux, de l'enseignement ou des allocations-logement s'ils travaillent à l'étranger. L'idée s'avérant très difficile à mettre en œuvre sous forme de dispositif, les autorités ont imaginé une nouvelle manière d'imposer les travailleurs expatriés : une taxe annuelle de 200 dollars (188€) sur les « parasites sociaux ».
В Минске почти 2000 человек участвовали в акции «Мы не тунеядцы» https://t.co/wIYa0Ii1lK#новости #Беларусь #Россия #Украина #twiby pic.twitter.com/tUjqStC7sm
— Белновости (@BelnovostiBy) 16 mars 2017
A Minsk, près de 2000 personnes ont participé à la manifestation «Nous ne sommes pas des parasites».
Les Biélorusses qui sont employés moins de 6 mois dans le pays devront payer la prétendue « taxe anti-parasites ». Les individus qui exercent des emplois non qualifiés et mal payés en Russie (principalement des ouvriers du bâtiment) ne sont habituellement pas enregistrés en Russie, et tombent donc dans cette catégorie, tout comme comme ceux qui ont perdu leur travail, ou pour quelque raison ne sont pas employables.
La taxe sur les parasites sociaux a provoqué la fureur de cette catégorie de personnes et les a fait descendre dans les rues exprimer leur mécontentement. Les manifestations ont atteint des villes qui n'avaient pas vu de rassemblements de l'opposition depuis des années. Les autorités ont même autorisé la tenue d'un grand rassemblement à Minsk en février. Les gens ont défilé à travers le centre-ville en criant « le président est le principal parasite » et « Loukachenko va t'en ».
Mais si beaucoup avaient l'espoir que le dégel post-Crimée allait apporter un changement durable, les autorités n'ont pas tardé à revenir à leurs tactiques répressives pour étouffer la contestation.
Fini le dégel
Le 25 mars, l'opposition pro-européenne a célébré le Jour de la Liberté, une fête non-officielle commémorant l'anniversaire de la création de la république populaire de Biélorussie en 1918. L'étendue du mécontentement populaire et la nouvelle taxe anti-parasites ont fait croire à beaucoup que plus de 10.000 personnes pourraient prendre part à la manifestation du Jour de la Liberté de cette année, qui d'ordinaire en attire à peine un millier, en majorité de l'intelligentsia libérale. Et certes, si l'opposition biélorusse avait été en mesure d'amener des milliers de gens dans la rue, elle aurait remporté une importante victoire symbolique.
Mais le pouvoir ne l'a pas permis : les arrestations préventives ont commencé plusieurs jours avant, et nombre de militants et chefs de l'opposition furent emprisonnés pour 15 jours pour avoir participé aux manifestations anti-«parasitisme social ».
Le 20 mars, les médias gouvernementaux ont rapporté qu'un camion identifié chargé de fusils et d'explosifs avait tenté de franchir la frontière entre la Biélorussie et l'Ukraine, bien que les garde-frontières ukrainiens maintiennent qu'un tel camion n'a jamais passé leur frontière, laissant entendre que l'histoire a été inventée pour créer la peur. Le lendemain, Loukachenko annonçait que la police avait attrapé « deux douzaines de combattants armés » entraînés dans des camps en Ukraine et financés par de l'argent transférés à travers la Lituanie et la Pologne. Dans le but, a-t-il dit, de renverser le gouvernement de la Biélorussie—et son président..
В Беларуси вооружённые боевики из Украины готовили провокации, – Лукашенко https://t.co/PETl2NpY0v #таймер #одесса pic.twitter.com/R3rM9jb3bZ
— Таймер – Одесса (@TimerOdessa) 22 mars 2017
Des combattants armés venus d'Ukraine préparaient une provocation en Biélorusie, annonce Loukachenko
Les arrestations ont commencé sitôt après l'allocution de Loukachenko. La police a mis en garde à vue plusieurs dizaines de personnes, dont beaucoup étaient des militants politiques il y a de longues années de cela. Quelques jours plus tard, certains ont été relâchés, et neuf personnes ont été accusées d'incitation au désordre civil.
Pendant ce temps, les préparatifs du Jour de la Liberté se poursuivaient, en dépit du fait que la manifestation n'avait pas été autorisée par les autorités, et que ses organisateurs étaient en prison pour avoir organisé d'autres rassemblements. Le 25 mars, la police barra les accès au lieu prévu pour la manifestation, pendant que plusieurs centaines de personnes affluaient près de la place Yakoub Kolas. Les autorités étaient apparemment préparées pour une guerre. La ville regorgeait de véhicules de police et de voitures cellulaires. Même les canons à eau et les engins de franchissement de barricades étaient présents.
La police anti-émeutes a rapidement bloqué les rues où s'étaient amassés les gens, et commencé à arrêter tout le monde, même les personnes âgées, les femmes, et les journalistes (bien qu'on ait pu entendre les ordres sur les radios des policiers disant que les journalistes ne devaient pas être arrêtés). En un quart d'heure la manifestation était terminée, avec au moins 700 personnes en garde à vue.
Et le dégel était terminé aussi. Loukachenko continuera à vouloir cajoler l'Occident car il a besoin d'argent, mais on ignore pour le moment comment les pourvoyeurs supposés réagiront à la récente contestation. Ce dont on ne peut plus douter, c'est que le régime biélorusse n'a pas changé : il fait juste semblant d'être démocratique pour obtenir ce qu'il veut.