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En Turquie, jusqu'où ira la machine à exclure ?

Catégories: Afrique du Nord et Moyen-Orient, Turquie, Développement, Élections, Gouvernance, Médias citoyens, Politique

Le palais présidentiel Ak Saray à Ankara. Creative Commons. photo de l'auteu Ex13 [1].

“Ce pays est coupé en deux comme une pastèque”, ne cessait de répéter le commentateur politique Hasan Celik* dans une émission en direct de Kanal D, alors que filtraient les résultats du référendum constitutionnel contesté du 16 avril.

Ils montraient initialement une victoire indubitable du ‘Oui’ dans un vote destiné à accorder de vastes nouveaux pouvoirs à la fonction présidentielle jusque là honorifique actuellement occupée par le Président Recep Tayyip Erdogan. A la fin d'une longue nuit la marge s'était significativement rétrécie, et les dénonciations d'irrégularités dans le scrutin allaient bon train.

D'après le décompte provisoire, le ‘Oui’ ne l'a emporté qu'avec 51,3 % des voix.

Les modifications constitutionnelles adoptées dimanche donneront au président [qui sera élu en 2019] la faculté de dissoudre le parlement et de nommer les ministres et autres hauts-fonctionnaires sans procédure de contrôle. Il peut nommer la moitié de tous les magistrats supérieurs, pourra convoquer des référendums, déclarer l'état d'urgence et légiférer par décrets. [Et il reste dès à présent le chef en titre du parti dirigeant.] Elles marquent la fin de la république parlementaire en Turquie [2].

M. Erdogan a lancé sa campagne au milieu d'un état d'urgence motivé par le putsch manqué de l'été dernier. Un cadre dans lequel les hommes politiques d'opposition et les médias inamicaux tombent sous le coup d'enquêtes criminelles.

Le ‘Oui’ l'a emporté dans le pays profond, mais a été devancé par le ‘Non’ dans les principales villes, Ankara, Istanbul et Izmir, mettant en lumière une contestation grandissante de l'AKP (le parti Justice et Développement d'Erdogan).

Petites marges, grosses conséquences : la nouvelle Turquie

Sa majorité et jouer au dur pour l'obtenir, tels sont depuis deux ans le leitmotiv d'Erdogan et de l'AKP. En juin 2015, le parti qui domine la politique turque du XXIe siècle a subitement perdu le contrôle du parlement lorsque le Parti Démocratique des Peuples (HDP), de gauche et pro-kurde, a fait sa première entrée dans la législature à la suite d'un succès électoral inattendu.

Les quatre partis du parlement n'ont cependant pas réussi à s'entendre sur une coalition de gouvernement. Ce qui a pavé la voie à un retour aux urnes en novembre, pour lequel l'AKP a fait une campagne fondée sur la peur, avec des attaques contre la liberté de la presse et des opérations militaires lancées par le gouvernement dans le sud-est du pays à population kurde. Le parti récupéra sa majorité.

Après le référendum de dimanche, même des adhérents de l'AKP se sont dits surpris par des résultats aussi étriqués.

‘Les résultats ne sont pas ce que nous attendions’ dit le vice-premier ministre Vesi Kaynak

Erdogan gagne le référendum, mais perd les 3 grandes villes de Turquie, dont Istanbul, pour la 1ère fois depuis 2002

Pourtant, dans leurs discours de victoire, ni l'actuel Premier Ministre Binali Yildirim — dont le poste va disparaître sous l'effet de la réforme constitutionnelle — ni le Président Recep Tayyip Erdogan n'ont accordé d'attention aux 48 et quelques pour cent d'électeurs qui ont voté contre les amendements.

Les irrégularités font sortir l'opposition

Les deux hommes ont de même passé sous silence les irrégularités signalées qui ont entaché le vote.

Cette vidéo a été abondamment diffusée sur les plates-formes de réseaux sociaux, et a même été montrée sur une des chaînes turques de télévision qui suivaient en direct les résultats électoraux.

Le CHP s'opposait au référendum avec cette vidéo qui est maintenant retirée de toutes les plates-formes de médias sociaux. Merci de diffuser aussi rapidement que possible pour suspendre le retrait

Autre polémique, le Haut Conseil électoral turc a transgressé une règle importante en autorisant les scrutateurs à prendre en compte les bulletins non tamponnés, une entorse à la pratique électorale habituelle.

Le président du Haut Conseil électoral de Turquie dit qu'ils ont validé les bulletins non tamponnés, qui sont normalement jetés, pour refléter la volonté des votants

A la suite de ces irrégularités et d'autres encore, les partis d'opposition ont contesté les résultats du scrutin, phénomène quasi sans précédent dans l'histoire contemporaine de la Turquie.

Ni le CHP ni le HDP, 2e et 3e plus grands partis de Turquie, n'ont reconnu les résultats. C'est la première fois en 70 ans que cela arrive à juste raison

Vers 23 heures (heure locale), les plates-formes de journalisme citoyen ont commencé à partager des vidéos de ce qui paraissait être des actions de protestations de voisinage  organisées dans les quartiers de Kadikoy, Moda, Besiktas et Cihangir à Istanbul.

Un bruit familier se faisait aussi entendre ailleurs : les concerts de casseroles popularisés par le mouvement de contestation de Gezi en 2013, qui avait dressé la scène d'une nouvelle opposition concertée au règne d'Erdogan.

Les citoyens “trouvant douteux” les résultats du référendum ont aussi commencé à se rassembler à Besiktas.

Le Président Erdogan est resté inébranlable, signalant que l'une de ses premières décisions de président renforcé serait la réinstauration de la peine capitale, lors d'un discours au balcon qui a semblé éloigner encore davantage Ankara de son objectif officiel d'adhésion à l'Union Européenne.

Erdogan dans son discours de ‘victoire’ a eu une unique promesse pour la Turquie : rétablir la peine de mort.
Par où commencer ?
Tellement il veut en tuer ?

Le résultat du scrutin a causé consternation et joie en mesures presque égales. Mais le consensus est général sur un point : à quel point la Turquie a changé en l'espace d'un petit nombre d'années.

Pendant que nous digérons les résultats du référendum, n'oublions pas : 153 journalistes vont passer une nuit de plus derrière les barreaux en Turquie. #Libérez les journalistes de Turquie

* Une version antérieure [en anglais] de cet article indiquait que les propos de Hasan Celik avaient été tenus sur CNN Turk. Celik est bien un présentateur de CNN Turk, mais il a tenu ces propos sur Kanal D où il apparaissait comme analyste invité.