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La Roumanie cherche à redéfinir la notion de famille

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Roumanie, Jeunesse, Médias citoyens, Migrations & immigrés, Politique, Travail, The Bridge

Une famille roumaine en costume traditionel. Photographie de Adina Voicu (Domaine publique via Good Free Photos)

Par Ana-Maria Dima

Il y a quelques semaines, j'ai parlé avec la directrice d'une école située dans l'une des régions les plus pauvres du sud de la Roumanie à propos de la situation des enfants inscrits dans son école et dans les autres écoles de la région. Mon intention était de rassembler des informations sur le niveau de bien-être général des enfants, une question importante dans un pays où 46,8 % des enfants sont exposés au risque de pauvreté et d'exclusion sociale. [1]

En réalité, mes questions avaient un objectif plus nuancé. Je voulais savoir dans quelle mesure le personnel de l'école était au courant de ce que les enfants vivaient au sein de leur foyer et s'il connaissait la situation de leurs familles. Comme il s'agissait d'une école rurale, je ne fus pas surprise d'entendre parler de ménages touchés par la pauvreté, parfois aussi par l'alcoolisme et les violences domestiques. Mais à cette liste s'est ajouté plus récemment le phénomène des enfants laissés à la garde d'autres membres de leur famille en raison de l'absence de leurs parents partis travailler à l'étranger. Ces enfants finissent par souffrir de privation matérielle et affective au fur et à mesure qu'ils apprennent à composer avec la longue distance, l'absence d'affection de l'un, voire de leurs deux parents.

Vers la fin de notre conversation, la directrice s'est mise à pleurer. Elle était inquiète de voir des enfants de son école et d'autres écoles du district porter des charges émotionnelles beaucoup trop lourdes pour leur âge. Ces enfants ne sont pas écoutés et ne bénéficient pas d'un soutien émotionnel adéquat. Les psychologues scolaires en Roumanie n'ont pas la capacité de fournir une aide personnalisée. Ils offrent un soutien de groupe lorsque cela est nécessaire, mais il n'y a qu’un conseiller d'éducation pour 10.000 élèves, [2]quel que soit le niveau scolaire. Sa formation de conseillère aide sans doute la directrice dans sa tâche.

Depuis 2008, l'instance nationale roumaine chargée de l'adoption et de la protection des droits de l'enfant suit la situation des mineurs dont les parents sont partis travailler à l'étranger. D'après les chiffres publiés tous les six mois, les parents de près de 100.000 enfants dans tout le pays [3] travaillent à l'étranger, même si ces chiffres sont apparemment largement sous-estimés. Les parents sont censés informer les autorités locales lorsqu'ils quittent le pays, afin que celles-ci puissent veiller au bien-être de leurs enfants quelle que soit leur situation de garde : chez d'autres membres de la famille, dans des familles d'accueil ou des institutions. Mais la pratique n'est pas encore mise en œuvre à l'échelle nationale, et devient encore plus compliquée quand il s'agit de groupes tels que les Roms, soit parce que les parents eux-mêmes n'ont pas les papiers adéquats, qu'ils ont un faible niveau d'alphabétisation ou qu'ils ne connaissent pas ou ne veulent pas remplir leurs obligations légales. Il y a aussi des cas où les parents ne déclarent pas qu'ils ont quitté le pays afin de ne pas risquer de perdre leurs aides sociales.

La Roumanie est le deuxième pays après la Syrie [4] dont la diaspora a augmenté entre 2000 et 2015. Ce déplacement de population à grande échelle est sans précédent dans l'histoire du pays et l'exode des Roumains est un sujet de grande inquiétude pour la société et les autorités nationales ces dernières années. En plus des enfants laissés par des parents partis à l'étranger (souvent dans des situations de pauvreté et de privation matérielle que l'état estime difficile à compenser), la fuite du personnel médical qualifié est un autre problème. Un pays qui se désertifie à un rythme si rapide nécessite toutes sortes de recâblage émotionnel ; une expérimentation de nouveaux concepts de vie de famille transnationale voit le jour à mesure que le tissu social habituel s'amincit et se fragilise.

Comme Ulrich Beck l'a pourtant remarqué dans le classique La Société du risque : Sur la voie d'une nouvelle modernité [5], « la famille n'est que le cadre, pas la cause des événements. » Le paysage émotionnel dans lequel vivent de nombreuses familles roumaines est pour le moins difficile. Les parents encouragent probablement leurs enfants nouvellement diplômés à chercher des emplois mieux rémunérés et à vivre en Europe de l'ouest, tout en déplorant à voix basse une situation qui les pousse à l'émigration. Il y a ensuite ceux qui partent parce qu'ils n'ont pas ou peu d'autres options pour joindre les deux bouts, surtout s'ils vivent dans des zones rurales isolées. Ce sont les régions où les familles ont le plus de difficultés, non seulement à régler leurs problèmes matériels, mais aussi à maintenir un lien avec les membres de leur famille au-delà les appels longue distance, des messages sur Facebook et WhatsApp et des e-mails.

Il y a bien sûr des croyances culturelles ancrées autour de la façon dont les familles devraient fonctionner, l'une d'elles étant que les familles devraient rester physiquement ensemble. C'est un vestige, peut-être, de la vieille époque du communisme lorsque les Roumains migrants travaillant à l'étranger étaient souvent privés de la possibilité de faire venir leur famille [6] auprès d'eux, l'Etat craignant une émigration massive. Mais l'évolution est aujourd'hui d'une autre ampleur. Des villages entiers sont maintenant peuplés uniquement de personnes âgées et paraissent désertés. On peut à juste titre se sentir menacé par ce changement démographique compte tenu de l'ampleur inédite de la transformation. La question « que nous arrive-t-il ? » ne peut être si facilement exclue.

D'autres tensions se dissimulent sous la surface. Bien que le pays montre des signes de progrès avec les récents bons chiffres de la croissance économique, il existe aussi le sentiment sous-jacent que la trame sociale et culturelle est en cours de démantèlement d'une façon qui ne peut être facilement évaluée ni perçue. Cette évolution pourrait également impacter le prochain référendum sur la famille. La date n'a pas encore été finalisée, mais il vise à définir le mariage entre un homme et une femme comme le fondement pour la constitution d'une famille. Cependant, comme les pressions économiques conduisent les Roumains à émigrer, le combat pour redessiner l'espace affectif, chéri voire idéalisé, occupé par les notions de famille devrait se poursuivre pendant un certain temps.

Ana Maria Dima est une Roumaine travaillant dans le domaine du développement international. Suivez-la sur Twitter @AnaMariaDima [7].