- Global Voices en Français - https://fr.globalvoices.org -

Au Paraguay, les étudiantes se rebellent contre l'institutionnalisation du harcèlement sexuel à l'université

Catégories: Amérique latine, Paraguay, Cyber-activisme, Education, Femmes et genre, Jeunesse, Manifestations, Médias citoyens
[1]

Manifestation à l'Université Nationale d'Asunción. Photographie de Kurtural publiée avec autorisation.

Cet article est une réédition du travail de María Dominguez [2], publié initialement par Kurtural dans la série “El país de las mujeres [1]” (Le pays des femmes – série d'histoires autour des femmes latino-américaines). La version originale présente une étude approfondie des obstacles juridiques rencontrés dans les affaires de plaintes pour harcèlement sexuel.

“Ca ne te coûte rien un baiser ! Personne ne le saura.”

C'était le 30 avril 2014. Il pleuvait. Carolina Wolf était assise dans la voiture de Gustavo Rodríguez Andersen, professeur à la Faculté de médecine de l'Université nationale d'Asunción (UNA), la plus grande du Paraguay. Elle était étudiante en médecine et déléguée de classe dans le campus de l'UNA à Santa Rosa del Aguaray, à 250 kilomètres d'Asunción.

Andersen l'avait invitée à un congrès universitaire dans la capitale pour qu'elle puisse par la suite renseigner ses camarades. En sortant, il lui avait proposé de la raccompagner, mais juste avant il était passé par le campus de l'université et avait garé sa voiture à côté d'une plantation de canne à sucre, “dans une zone sombre” se souvient Carolina Wolf.

“J'ai très mal au cou”, lui dit-il.

Carolina le regarda et vit qu'il se tripotait les parties génitales. “La seule chose qui m'est venue à l'esprit, c'est ma famille. Pour esquiver cette situation, j'ai pris mon téléphone et j'ai commencé à lui montrer des photos de mon papa, ma maman et de mes frères”, raconte-t-elle. Puis elle a demandé qu'il la dépose devant un supermarché à proximité où on viendrait la chercher. Mais en arrivant là, Andersen a insisté de nouveau. Il s'est approché d'elle, lui a attrapé le cou et a tenté de l'embrasser. Elle s'est débattue.

Carolina s'est dégagée comme elle l'a pu, est descendue de la voiture et a marché jusqu'au supermarché. Elle avait peur. Elle a appelé son fiancé en lui demandant de venir la chercher. “Je lui ai dit qu'un professeur avait essayé d'abuser de moi. Je lui ai demandé de ne plus jamais me laisser aller seule à l'université”, raconte-t-elle.

Après cet épisode, Andersen n'a plus jamais essayé d'embrasser Carolina, ni de se toucher devant elle, mais les abus ont continué. “Il me rabrouait en classe devant mes camarades. Lorsqu'il m'adressait la parole, je restais muette. Il me traitait de tête de mule, d'imbécile et d'idiote et disait que c'était normal parce que je suis une femme”, explique-t-elle.

Elle ne savait pas comment expliquer à sa famille ce qui se passait et n'en n'a parlé ni à sa famille ni à ses camarades : “Personne ne serait allé dire à Andersen de se calmer vis-à-vis de moi. Si quelqu'un avait fait cela, il aurait pu faire une croix sur la poursuite de ses études”.

En 2015, les étudiants de l'UNA ont brisé le silence  [3]et ont occupé le rectorat en signe de protestation contre les nombreuses irrégularités de l'institution. En septembre, il y a eu des plaintes et des accusations de corruption de doyens et de hauts responsables universitaires. Le mot-clic #UNANoTeCalles [4] [UNANeTeTaisPas, Ndt] était présent partout sur les réseaux sociaux. Dans cette ambiance où le silence était rompu, Carolina Wolf a appris qu'une de ses camarades avait été harcelée sexuellement par Andersen.

“J'ai pris une grande claque. Aujourd'hui encore, je culpabilise de ne pas avoir porté plainte quand ça m'est arrivé. Je ne cessais de penser à ce qui était arrivé à ma camarade. Alors, j'ai décidé que tout cela devait cesser. Je savais qu'Andersen était tout-puissant, mais je ne pouvais plus rester sans rien faire, et j'ai porté plainte”, raconte-t-elle.

Une pyramide de privilèges

“La Faculté de médecine s'est transformée en un instrument de domination politique”, affirme l'avocat Guillermo Ferreiro, conseiller des étudiants de l'UNA durant les manifestations de 2015. La faculté reçoit un budget public élevé par le biais de l'hôpital de Clínicas, qui est un hôpital public directement lié à la faculté. Ferreiro pense en outre que la filiale de Santa Rosa a été créée spécialement pour faciliter “la répartition des postes et des fonctions” en favorisant les personnes proches des hauts responsables de l'UNA”.

Etudiante spécialisée en instrumentation chirurgicale et unité opératoire à l'UNA, Minami Akita pense que les professeurs de la Faculté de Médecine “s'accordent des privilèges”. Leur grande obsession est de grimper pour conserver des postes fixes à la faculté ou à l'hôpital. Minami Akita révèle qu'il y a des “enseignants-express”, qui sont nommés de façon rapide sans réunir tous les prérequis, uniquement dans le but de garantir au “Clan”, le groupe de pouvoir qui contrôle l'UNA, un certain nombre de votes favorables pour maintenir son autorité.

Minami Akita pense qu'il existe une double discrimination envers les femmes à la Faculté de médecine de l'UNA. “La majorité des postes de direction sont occupés par des hommes. Que ce soit le directeur ou le chef des urgences de l'hôpital de Clínicas, ou bien le doyen ou le vice-doyen de la Faculté, ce sont tous des hommes. Lors de la première grève des étudiants de #UNANoTeCalles, on a appris que certains de ces hommes de pouvoir vendaient des postes à la Faculté ou à l'Hôpital. C'est-à-dire qu'ils demandaient de l'argent aux hommes embauchés en échange de leur titularisation. Et aux femmes, ce n'est pas de l'argent, mais des faveurs sexuelles qu'ils demandaient”, raconte-t-elle.

Durant ces manifestations, Minami Akita et ses camarades ont reçu des plaintes concernant des irrégularités dans la gestion de la faculté. Nombre d'entre elles, environ cinq ou six sur dix, concernaient des affaires de harcèlement sexuel. Parmi les histoires les plus frappantes, on trouvait celle d'une représentante des étudiants de la filière Instrumentation qui se comportait comme une sorte d'entremetteuse. Dans le bloc opératoire, elle proposait aux étudiantes de participer à des fêtes privées organisées par les professeurs. Au cours de ces fêtes, elles coucheraient avec eux en échange d'un travail à l'hôpital. Parfois, c'était les chirurgiens eux-mêmes qui lançaient ces invitations en pleine intervention chirurgicale.

Un protocole pour mettre fin au harcèlement sexuel à l'université

Graciela Escobar, médecin anesthésiste diplômée de l'UNA, est aussi la mère d'une représentante étudiante à la Faculté de médecine. Elle raconte que durant la mobilisation #UNANoTeCalles, les parents des étudiants se sont regroupés pour soutenir la réforme du statut universitaire. C'est à cette époque que l'on a commencé à entendre quelques histoires vécues de violence, mauvais traitements et harcèlement dont souffraient les étudiants.

Face à la gravité des témoignages, les parents des étudiants ont entamé une “croisade contre le harcèlement”, comme l'appelle Dr Escobar. Pendant les derniers mois, suite à l'affaire Carolina Wolf, ils ont demandé à des sénateurs et des députés d'intervenir en tant que médiateurs dans un débat sur la mise en place d'un protocole contre le harcèlement et la discrimination de genre dans les universités.

“Nous voulons qu'il y ait un protocole pour prendre en charge les affaires de harcèlement dans toutes les facultés de l'UNA, et que soit mis en place un système qui évite la double peine infligée aux victimes, en empêchant que ces dernières soient obligées de répéter cent fois leur histoire, et de la revivre encore et encore. Nous voulons que des psychologues, psychiatres et travailleurs sociaux soient présents dans les bureaux d'aide aux étudiants, et qu'ils puissent recevoir les plaintes et les suivre concrètement”, explique Graciela Escobar.

Parmi ces luttes contre l'impunité, il est possible que l'affaire de Carolina Wolf soit ré-ouverte. Le 30 mai dernier, les juges de la Cour d'appel ont annulé le non-lieu définitif dont bénéficiait Andersen. Selon les avocats de l'étudiante, cette mesure pourrait permettre l'ouverture d'une nouvelle audience avec un nouveau juge et une nouvelle procureure.