- Global Voices en Français - https://fr.globalvoices.org -

Une réforme fiscale en Inde menace l'accès des plus précaires aux serviettes hygiéniques

Catégories: Asie du Sud, Inde, Développement, Droit, Droits humains, Femmes et genre, Gouvernance, Manifestations, Médias citoyens

Indiennes en train de fabriquer des serviettes hygiéniques artisanales. Photographie de Morgan Schmorgan sur Flickr, licence CC BY-NC 2.0

Sauf mention contraire, les liens de cet article renvoient vers des pages en anglais.

Cet article de Madhura Chakraborty et Shradha Shreejaya fut initialiement publié sur Video Volunteers [1], un média communautaire indien primé. Une version éditée est publiée ci-dessous dans le cadre d'un accord de partage de contenu.

Au beau milieu de la nuit du premier juillet, le gouvernement indien a promulgué ce qui est annoncé comme la réforme fiscale la plus importante en soixante-dix ans d'indépendance. Il s'agit de l'impôt sur les biens et les services (GST) [2], un impôt indirect en vigueur sur l'ensemble du territoire, et qui vient remplacer divers impôts, jusqu'alors collectés par le gouvernement central et les États. Avec cette réforme, les protections hygiéniques (serviettes et tampons) sont désormais taxées au même titre que les produits de luxe. En revanche, le bindi [fr] [3] (le pigment rouge utilisé par les femmes sur leur front indiquant leur statut d'épouse), le mangala sutra [4] et les bracelets ne contenant pas de métaux précieux (tous deux portés par les femmes mariées) n'ont pas été taxés. Si cette décision visait à apaiser la colère des femmes, elle a plutôt mis le feu aux poudres. L'imposition des protections hygiéniques a soulevé une vague d'indignation sur internet [5], et des pétitions ont été mises en ligne [6] pour appeler à abroger cette mesure. Des étudiantes de Thiruvananthapuram [fr] [7], capitale de l'État du Kerala, ont décidé d'envoyer au ministre des finances des boîtes remplies de protections hygiéniques [8], accompagnées du message “saigne sans peur, saigne sans impôts”.

Sur Twitter, une femme s'interroge :

Impôts*

Les préservatifs ne sont pas taxés, alors pourquoi les serviettes hygiéniques le seraient-elles ?
Avoir ses règles n'a rien d'un luxe, je vous assure.

Selon l'enquête nationale sur la santé des familles (NFHS) 2015-2016 [10], 58 % des femmes utilisent des serviettes hygiéniques au cours de leurs règles, cette proportion atteignant 78 % dans les zones urbaines contre 48 % dans les territoires ruraux. Les autres n'ont pas les moyens de s'offrir ces produits, et trouvent donc des solutions alternatives peu hygiéniques comme des chiffons, des feuilles, la peau de certains fruits, de la poudre voire de la terre.

Alors que les médias dominants se préoccupent des femmes citadines des classes moyennes, qui utilisent les réseaux sociaux pour manifester leur désaccord, les voix des femmes habitant à la campagne sont ignorées. La vidéo ci-dessous (en anglais), produite par Video Volunteers, a recueilli les propos de certaines d'entre elles :

“Quand je me déplace loin ou que j'ai un examen, je mets une serviette hygiénique, mais chez moi j'utilise un chiffon. Je n'ai pas assez d'argent pour porter tout le temps des serviettes. C'est cher”, explique Sonam Kumari, lycéenne travaillant également comme couturière à domicile, qui habite dans un village reculé à la frontière avec la région de Champaran, dans le nord-est de l'État du Bihar [fr] [11]. “C'est sûr que c'est mieux d'utiliser stayfree [marque de serviette], c'est plus hygiénique et elles sont emballées dans un petit paquet facile à transporter”, ajoute Kismat, la voisine de Sonam. Dans le nord-est de l'Inde, plus de 30 % des jeunes femmes interviewées disent avoir abandonné l'école [12] lorsqu'elles ont commencé à avoir leurs règles.

“D'un côté, le gouvernement lance la campagne Beti Bachao, Beti Padhao [13] (sauvons les filles, éduquons les filles), mais d'un autre côté, il est en retard lorsqu'il oublie que ces filles auront besoin d'utiliser des serviettes hygiéniques tous les mois. La taxe de 12­ % imposée sur ces produits d'hygiène est en décalage complet avec les besoins physiologiques de presque la moitié de la population”, déclare une membre de l'organisation non-gouvernementale Goonj [14], qui travaille avec des femmes de la zone rurale du Bihar.

Le coût élevé de ces protections, les tabous et le manque d'information font que beaucoup de femmes utilisent des tissus sales en guise de serviettes, même si la majorité porte des chiffons de coton propres. “Les filles et les femmes de ces villages ne sont pas informées ni sensibilisées sur l'importance d'utiliser des tissus propres. Il y a le sentiment que les règles sont sales, et qu'acheter des tissus propres ou des serviettes qui seront jetées après usage représente un gaspillage d'argent”, estime SM Sjabir, médecin dans le Bihar. Des discussions avec ces femmes montrent qu'en raison du stigmate lié aux règles, [15] elles doivent cacher le tissu qu'elles utilisent pendant leurs règles. Elles sont obligées de le laver et de l'étendre dans un endroit où personne ne le verra, généralement dans des conditions insalubres.

[16]

Les tissus que les femmes utilisent pour leurs règles sont généralement étendus dans des endroits insalubres. Capture d'écran de la vidéo.

Cette pratique peut être à l'origine d'infections vaginales. Dans la vidéo, le témoignage de Anita Devi, elle aussi habitante du Bihar, est éloquent. À 30 ans, elle a subi une hystérectomie [fr]. [17]

Suite à une grave infection qui a atteint tout son appareil reproducteur, les médecins ont recommandé l'ablation de l'utérus. Selon les professionnels de santé, tout porte à croire que l'infection a été causée par l'utilisation récurrente de tissus sales durant les règles. Elle continue pourtant d'en utiliser : “Si j'avais les moyens, je préférerais utiliser des serviettes hygiéniques. Je connais plusieurs femmes qui ont subi une hystérectomie”. Mais la question demeure de savoir si l'hystérectomie est la meilleure solution dans ces cas-là.

Le nombre d'hystérectomies sur les femmes des zones rurales indiennes a augmenté très soudainement. Des rapports révèlent que ces opérations, réalisées principalement sur des femmes de 30 à 35 ans, sont la plupart du temps superflues [18]. Depuis 2010, la presse signale des fraudes concernant des chirurgies excessives dans l'Andhra Pradesh, le Bihar et le Karnataka. Le docteur Meenakshi Bharat, influent gynécologue de Bangalore, explique que les serviettes hygiéniques n'empêchent pas le développement d'infections de l'utérus ou de l'appareil génital. Et l'hystérectomie ne devrait pas être la solution à ces infections, du moins pas tant que d'autres traitements n'ont pas été essayés pendant un certain temps.

Les femmes interviewées dans la vidéo pensent en effet que ces problèmes de santé pourraient être résolus avec le seul usage de serviettes hygiéniques ou une hystérectomie. Pourtant, la réalité est toute autre. Ce sont des entreprises qui, au début des années soixante, ont diffusé en Inde cette idée que seules les protections hygiéniques étaient adéquates pour les règles. Aujourd'hui encore, de grandes multinationales ont le monopole du marché [19] des protections dans le pays. Les publicités pour ces produits martèlent sans cesse des mots comme “hygiène”, “confort”, “parfum rafraîchissant”, et participent à nourrir une vision des règles comme quelque chose de sale, cause potentielle de maladies, et qui devrait être masqué (absorbé).

Sur sa page Facebook, Nikita Azad [20], une des coordinatrices de la campagne #HappytoBleed [21] [Heureuse de saigner, NdT], démontre avec brio comment les marques de produits hygiéniques ont transformé les règles en un problème, source de gêne et d'inconfort pour les femmes -en plus du stigmate qui les frappe déjà- faisant des serviettes la solution miracle pour libérer les femmes des classes supérieures du fardeau des règles. Par opposition, les techniques traditionnelles sont qualifiées d'archaïques et d'anti-hygiéniques.

 

[20]

D'abord, elles [les marques] présentent les serviettes et les tampons comme la meilleure manière de “préserver son hygiène” pour les “femmes de classe supérieure”, transformant ainsi un processus biologiques (les règles) en un “problème” biologique, qui doit être prise en charge et traité (et, bien sûr, seulement grâce à leurs produits).

Dans la droite ligne de leur héritage colonialiste, elles dépossèdent ensuite les autochtones (dalits et groupes tribaux) de leurs pratiques, disqualifiant celles-ci en les taxant d'archaïques et d'anti-hygiéniques, tout en présentant leurs produits occidentaux / impérialistes comme l'unique option dans une société qui se présente comme libre. Enfin, quand tout le monde finit par céder (même à reculons) à l'imposition subtile et sournoise de serviettes, elles commencent à se faire un max de profits, ce qui était bien leur unique objectif.

Et maintenant, bien sûr, Modi [premier ministre indien] voudrait lui aussi avoir les mains pleines de billets et de sang (littéralement) ? Et donc voilà le GST.

C'est seulement depuis la transformation des rôles assignés aux femmes et aux jeunes femmes, et leur entrée sur le marché du travail et dans les études supérieures, que les femmes ont commencé à considérer les serviettes et les tampons comme le moyen le plus hygiénique de se protéger durant leurs règles. Les multinationales qui commercialisent ces produits ne s'inquiètent pas du recyclage [22] ni de l'impact écologique de ces protections hygiéniques, malgré la loi sur la gestion des déchets de 2016 [hi] [23]. Les tampons et serviettes sont composés à presque 95 % de plastique, qui est d'autant plus difficilement recyclable qu'il est mélangé à d'autres composants. Au moins dans les villes, on discute de plus en plus des alternatives aux serviettes et tampons industriels, comme les serviettes réutilisables ou les coupes menstruelles ; il y a également une plus grande prise de conscience de l'impact environnemental de ces produits, tout comme des risques pour la santé qu'ils comportent, bien que ceux-ci soient encore peu connus par la grande majorité des personnes.

Le public indien va rapidement découvrir si les marques qui commercialisent ces produits, presque toutes issues de multinationales, vont augmenter leurs prix pour compenser l'élévation de l'impôt. Les femmes, et particulièrement les plus précaires d'entre elles et celles qui ont le moins accès aux informations, seront clairement les premières à être lésées par cette situation. Dans un pays pétri de paradoxes, nous voilà aux prises avec une question concernant l'amélioration de la qualité de vie, qui elle-même se heurte à des enjeux complexes de développement durable. En attendant, les jeunes femmes comme les habitantes de Champaran sont laissées à leur propre sort : stigmatisées en raison de leurs règles, et prises en étau entre les impôts gouvernementaux et les intérêts économiques des multinationales.

Video Volunteers est un site d'informations, qui a pour objectif de couvrir des sujets sur les territoires les plus pauvres et les plus occultés par la grande presse indienne.