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La Tunisie vers un renforcement de l'état d'urgence avec plus de protection pour la police – et plus d'abus et d'impunité ?

Catégories: Afrique du Nord et Moyen-Orient, Tunisie, Droit, Droits humains, Liberté d'expression, Manifestations, Médias citoyens, Advox
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La police anti-émeutes déployée à Tunis, 6 février 2013. PhotoAmine Ghrabi (CC BY-NC 2.0)

Les protections des droits humains ont connu de nombreuses améliorations en Tunisie depuis le renversement en 2011 de Zine el Abidine Ben Ali. Les abus de pouvoir des policiers et des forces de sécurité restent pourtant un problème sérieux.

Le parlement envisage aujourd'hui une loi qui faciliterait aux policiers l'usage de la force sans guère avoir de comptes à rendre au public.

Le nouveau projet de loi [2] sur la “répression des agressions contre les forces armées” renforcerait les pénalités pour divers actes mettant en danger les policiers et les agents des forces de l'ordre, punirait les discours considérés comme “diffamatoires” envers la police, et exempterait les forces de l'ordre de responsabilité pénale en cas de recours à une force excessive.

Initialement soumis au parlement par le précédent gouvernement d'Habib Essid en avril 2015, le texte de loi a refait surface dans l'ordre du jour du parlement en juillet, avec le soutien du ministère de l'intérieur et des syndicats des forces de l'ordre.

Projet de loi sur la répression des attaques contre les forces de l'ordre : les articles essentiels

  • Articles 5 et 6 : La divulgation de “secrets de la sécurité nationale”, définis extensivement par l'article 4 comme “toutes informations, chiffres et documents en rapport avec la sécurité nationale” seulement accessibles par des personnes autorisées, est punie d'un maximum de 10 années d'emprisonnement, et de 50.000 dinars tunisiens (17.400 euros) d'amende.
  • Article 7 Filmer ou enregistrer à l'intérieur des quartiers généraux de la police et de l'armée, et sur les sites d'opérations de l'armée et de la police est puni d'un maximum de deux ans d'emprisonnement.
  • Article 12 “Dénigrer” l'armée et la police “dans l'intention de nuire à l'ordre public” est puni d'un maximum de deux années d'emprisonnement et de 10.000 dinars (3.480 euros)
  • Article 18 Les policiers ne pourraient pas être mis en cause pénalement s'ils “blessent ou tuent quiconque” en utilisant une force létale pour repousser des attaques contre leurs logements, véhicules, quartiers généraux policiers et militaires, ainsi que les arsenaux de l'armée, si la force utilisée est considérée comme “nécessaire et proportionnée” au danger.

Une loi qui, si elle était adoptée, paralyserait la libre expression, les libertés artistiques, médiatiques et de la presse. Le texte donnerait aussi aux forces de l'ordre le feu vert pour agir avec encore plus d'impunité qu'elles n'en ont déjà.

Abus policiers et ‘état d'urgence’

Malgré les réformes qui ont cherché à réduire les atteintes au droits après les 23 années du règne de Ben Ali, les abus policiers restent monnaie courante.

Sous l'actuel état d'urgence en Tunisie, instauré après les multiples attentats de 2015, les autorités sont habilitées à suspendre les manifestations, restreindre le droit de réunion et la liberté de circulation, interdire les publications, et arrêter quiconque est suspecté d'enfreindre l'ordre public.

Un rapport [3] [disponible en français] publié en février par Amnesty International documente de nombreux cas d'abus commis dans le cadre de l'état d'urgence en Tunisie : usage excessif et non nécessaire de la force, perquisitions sans mandat judiciaire, interdictions de voyager, arrestations arbitraires, torture et mauvais traitement.

Pour couronner le tout, la loi aborde un certain nombre de points déjà couverts dans d'autres sections du code pénal tunisien ainsi que dans le statut général [4] des forces de sécurité intérieure. Dès avant l'instauration de l'état d'urgence, les autorités n'avaient pas craint de mettre en œuvre ces textes de loi. Le blogueur Yassine Ayari a été emprisonné [5] en 2014 pour “diffamation de l'armée” et “injure au haut commandement de l'armée” dans des billets Facebook. En 2013, un tribunal condamnait [6]le rappeur Weld El15 à deux ans de prison pour une chanson dans laquelle il appelait les policiers des chiens.

Lois actuelles sur la police et les forces de l'ordre

  • L'article 91 du Code de Justice militaire [7] : une peine de jusqu'à trois ans d'emprisonnement est prévue pour injures à l'institution militaire, son drapeau, sa dignité et son moral.
  • L'article 125 du code pénal punit ceux qui sont reconnus coupables d’ “injure à agents publics dans l'exercice de leurs fonctions” d'un an de prison et une amende.
  • L'article 128 du code pénal dispose que quiconque reconnu coupable d’ “accuser sans preuve un agent public d'enfreindre la loi” encourt jusqu'à deux ans de prison.

Ces lois ont été utilisées pour persécuter les blogueurs, journalistes, artistes et militants qui critiquaient la police ou l'institution militaire. De plus, les dispositions existantes des codes pénal et militaire rendent difficile la mise en cause [8] du comportement des policiers ou le dépôt de plainte contre les membres des forces de l'ordre.

On imagine aisément comment une nouvelle loi réitérant certaines de ces dispositions, alourdissant les peines pour les infractions, et instaurant des protections renforcées contre la responsabilité des agents des forces de l'ordre pourraient donner lieu à encore plus d'abus.

‘Une attaque d'agents des forces de l'ordre n'est pas à prendre à la légère’

Si la police et l'armée sont déjà juridiquement à l'abri des critiques sur leur comportement, pourquoi poussent-elles à cette nouvelle loi ?

L'élan vient en partie des craintes croissantes quant à la sécurité et les menaces contre la sûreté des agents des forces de l'ordre. Depuis la fin 2012, des dizaines de policiers et de militaires ont été tués dans des attaques perpétrées par des groupes radicaux ou en opérations armées contre ceux-ci. En novembre 2015, 12 gardes présidentiels ont été tués dans l’explosion d'un bus [9] revendiqué par l'EI. Quelques mois auparavant, les attaques au musée du Bardo [10] à Tunis et dans une station balnéaire [11] de la ville côtière de Sousse avaient blessé et tué des dizaines de personnes, pour la plupart des touristes étrangers.

En juin de cette année, le policier Majdi Hajlaoui a été blessé en service pendant des affrontements tribaux à Sidi Bouzid avant de succomber [12] à ses blessures. Sa mort a conduit des centaines de policiers à manifester [13] devant le parlement le 6 juillet 2017, pour réclamer de meilleures protections et remettre sur la table le débat sur le projet de loi.

Dans sa forme actuelle, le projet de loi n'offrirait pas de protections accrues aux policiers sur le terrain. Mais il les mettrait mieux à l'abri de la responsabilité pénale quand ils utilisent la force létale.

Mehdi Bechaouch, un dirigeant du syndicat représentant les officiers de la Direction générale des unités d'intervention, a déclaré [14]à la radio privée Shems FM que les policiers “ne devraient pas se retrouver en prison quand ils appliquent la loi”, et que l’État devrait indemniser les policiers dont les biens sont attaqués en représailles de leur travail.

Son raisonnement est que le texte, une fois adopté, “dissuaderait” de telles attaques :

Il est vrai qu'agresser un agent public [est déjà un crime]…mais un agent de police porte des armes, et les attaques contre un policier ou le siège de la police pourrait conduire à s'emparer d'armes…[L'objectif de la loi est d’] envoyer un message clair aux gens qu'une attaque contre des policiers n'est pas à prendre à la légère et qu'elle pourrait mettre gravement en danger la sécurité de la société.

Bechaouch a précisé que le syndicat policier soutenait la criminalisation des agressions physiques contre les forces de l'ordre, mais pas le reste de la loi, écrit sous un gouvernement précédent. Il a indiqué que son syndicat préconisait le retrait des dispositions pénalisant le “dénigrement” de la police ainsi que du chapitre second de la loi, qui criminalise les tournages non autorisés et la divulgation de secrets de sécurité nationale.

La voix du syndicat sur la question pourrait avoir un plus grand poids sur le processus décisionnel au parlement, puisqu'en décembre prochain, ce sera la première fois de l'histoire tunisienne que les forces de l'ordre pourront voter aux élections locales.

Les inquiétudes des associations de droits humains

Le parlement étant en vacances jusqu'au 1er octobre, on ignore quand la discussion du projet de loi arrivera en séance plénière. Le texte n'a pour le moment été examiné qu'en commission législative générale, qui a auditionné [15] le 13 juillet le ministre et les représentants des syndicats de policiers. La commission prévoit aussi d'entendre des représentants de la société civile et des associations de défense des droits opposés au projet de loi.

L'Union nationale des journalistes tunisiens, l'Organisation tunisienne contre la torture, l'ONG anti-corruption I-Watch et Reporters sans  frontières ont publié le 14 juillet une déclaration [16] conjointe appelant le parlement tunisien à “retirer immédiatement” le projet de loi “répressive” qui “poserait la première pierre d'un État policier dictatorial”. Amnesty International [17] et Human Rights Watch [18]ont aussi appelé séparément le parlement à rejeter le texte.

Des députés ont aussi exprimé leurs préoccupations à propos du projet de loi. Le 18 juillet, de nombreux élus ont insisté sur la nécessité de respecter les droits fondamentaux, lors d'une séance [19] de la commission de législation générale :

وأكّد بعض النواب من جهة أخرى ضرورة تبنّي المشروع لآليات ناجعة تتعلّق بحفظ حقوق عائلات الأمنيين والإحاطة الاجتماعية بهم، مشيرين إلى وجود مقاربة يصعب التوفيق بين مكوّناتها وهي من جهة ضرورة توفير الإطار القانوني لزجر الاعتداءات على الأمنيين وعلى المقرات السيادية وحماية الحرية العامة وحقوق الإنسان من جهة اخرى.

Bon nombre de députés ont souligné que le projet doit impérativement inclure des mécanismes efficaces de protection des droits des familles de policiers et leur fournir une protection sociale, tout en pointant la difficile juxtaposition du besoin de donner un cadre juridique à la répression des violences contre les agents des forces de l'ordre et les sièges de souveraineté, et de la nécessité de protéger les libertés publiques et les droits humains.

Pendant cette séance, le député Hassouna Nasfi a dit [20] que le projet de loi n'apportait “rien de vraiment neuf” et ne fournissait pas assez de protections aux forces de l'ordre en termes d'indemnisations versées aux agents victimes de violences.

Le député Mourad Hmaidi, du parti d'opposition de gauche Front Populaire, partage cet avis. Hmaidi a affirmé [20] à la télévision nationale que le projet de loi n'apporterait pas beaucoup d'avantages et menacerait par contre les libertés. “Ce dont le policier et les forces de l'ordre intérieures avec leurs familles ont généralement besoin, c'est d'une assurance contre les risques quand ils exercent leurs fonctions”, a-t-il dit.

Dans sa forme actuelle, le texte n'apporte pas de changements significatifs à la pénalisation des violences contre les forces de l'ordre, ni à la couverture par une assurance des risques associés au travail des forces de l'ordre.

Ses éléments les plus significatifs ne feraient qu'abriter l'appareil sécuritaire des critiques, au moment où la Tunisie a besoin d'un débat ouvert sur les abus et mauvaises conduites des policiers, afin d'arriver à l'indispensable réforme du secteur sécuritaire [21].