Rio de Janeiro est-elle en guerre ? Ses habitants débattent

L'armée brésilienne en opération dans les favelas de Niterói, une ville de l'état de Rio de Janeiro, pendant la crise national. Photographie de Estado Maior (CML) via Fotos Públicas, CC-BY-NC 2.0.

Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient vers des pages en portugais.

Tous les jours les journaux brésiliens sont inondés de gros titres à propos de Rio de Janeiro, la deuxième plus grande ville du Brésil qui abrite de nombreuses images que l'on trouve sur les cartes postales.

Voici quelques exemples de ces unes :

Une étudiante atteinte par une balle au sein d'un collège à Belfort Roxo’,
Tous les deux jours un policier meurt à Rio‘,
Une vidéo montre une attaque à main armée d'une pharmacie à Copacabana’,
Temer autorise les forces armées à Rio, mais le ministre avertit : n'espérez pas de miracles‘.

En 2017, avec une crise économique et des fonds publics en difficulté, les violences à Rio de Janeiro ont atteint leur plus haut niveau de ces dix dernières années. Une ONG [en] a même demandé une intervention des Nations Unies.

Ces histoires sont devenues monnaie courante et c'est inacceptable, ou du moins c'est l'opinion de la direction d'un journal local. Dans son éditorial du 16 août, “Ce n'est pas normal”, le journal Extra, connu sa couverture extensive de la violence à Rio, a déclaré la création d'une nouvelle rubrique appelée “la Guerre à Rio”. Tous les évènements liés à la violence rapportés dans cette ville y seront publiés. Le journal explique ce qui a motivé cette décision :

O EXTRA continuará a noticiar os crimes que ocorrem em qualquer metrópole do mundo: homicídios, latrocínios, crimes sexuais… Mas tudo aquilo que foge ao padrão da normalidade civilizatória, e que só vemos no Rio, estará nas páginas da editoria de guerra. (…) foi a forma que encontramos de berrar: isso não normal! É a opção que temos para não deixar nosso olhar jornalístico acomodado diante da barbárie.

EXTRA continuera à rapporter tous les crimes qui se passent dans n'importe quelle métropole du monde : homicides, vols, crimes sexuels… En revanche, tout se qui sort de la norme civilisée, et que nous ne voyons qu'à Rio, sera dans les pages réservées à la guerre. (…) C'est la façon que nous avons trouvé pour crier : ce n'est pas normal ! C'est la seule option qui s'offre à nous pour ne pas laisser nos yeux de journalistes s'habituer à la barbarie.

Dans une vidéo de quatre minutes partagée sur Facebook, l'éditeur en chef d'Extra Octávio Guedes, admet qu'il n'y a pas de raison d'être fier de cette décision, car elle est plutôt un signe d'échec :

O Extra deve ser o único jornal do planeta que tem uma editoria de guerra em um país que não reconhece a guerra.

Extra doit être l'unique journal au monde à avoir une section de guerre dans un pays qui ne reconnait pas la guerre.

Dans la même vidéo, un des reporters dit que d'après l'Institut de la sécurité publique de Rio de Janeiro, 843 endroits de la ville sont sous le contrôle d'organisations criminelles.

L'éditorial mentionne également :

Temos consciência de que o discurso de guerra, quando desvirtuado, serve para encobrir a truculência da polícia que atira primeiro e pergunta depois. Mas defendemos a guerra baseada na inteligência, no combate à corrupção policial, e que tenha como alvo não a população civil, mas o poder econômico das máfias e de todas as suas articulações.

Nous sommes conscients que le discours de la guerre, quand il est déformé, sert à couvrir la brutalité de la police qui tire en premier et demande après. Mais nous défendons une guerre basée sur l'intelligence, qui combat la corruption policière, et qui a pour cible non pas la population civile, mais le pouvoir économique des mafias et toutes ses articulations.

Le mot “guerre” fait-il plus de mal que de bien ?

Dans un article publié par The Intercept Brasil, la journaliste Cecilia Oliveira contre-argumente qu'en donnant le label de “guerre” aux violences de Rio, les médias finissent par justifier l'échec de la politique de sécurité publique, diminuant même la responsabilité de la police.

Não é uma guerra. É o resultado de corrupção, mau planejamento – como o próprio Extra mostrou, ao analisar as operações do Exército no Rio, somados a falta de investimentos em pessoal e inteligência e o descaso histórico – e complacente – com áreas do estado. Lembrando que o Estado é maior que a capital.

Ce n'est pas une guerre. C'est le résultat de la corruption, de mauvaise planification (comme Extra lui-même l'a montré en analysant les opérations militaires à Rio), couplé à un manque d'investissements en personnel et en renseignement, et une négligence historique et complaisante des services publiques. Rappelons que l'État est plus grand que la capitale.

Marche pour la paix à Niterói, dans l'état de Rio de Janeiro, en hommage au promoteur culturel assassiné Rafael Lage. Photographie de Fernando Frazão/Agência Brasil, publié avec autorisation.

Pour Cecilia Oliveira, dire que Rio de Janeiro est “l'endroit le plus violent du Brésil” n'est pas exact : “22 des 30 villes les plus violentes du Brésil se trouvent dans les régions du nord et du nord-est, d'après les données de 2015 (les plus récentes). Aucune d'entre elles se trouvent dans l'état de Rio de Janeiro. Quand on regarde le taux d'homicides (par états), Rio se classe 16ème”, écrit-elle.

Extra appartient à Globo Corporation, le plus grand conglomérat de médias d'Amérique Latine qui, rappelle Oliveira, s'est fait l'écho des politiques de sécurité publique depuis des décennies. Parmi ces politiques de sécurité, l’UPP [en] (Unité de Police Pacifique), lancée à Rio en 2003 et dont l'objectif est de déployer une force de police massive pour “conquérir” la favela [fr] et y établir une unité permanente. Bien que le nombre de morts violentes ait d'abord diminué, l'UPP a été récemment incriminée par de nombreuses plaintes de harcèlement et de répression de la part des communautés pauvres que ces nouvelles unités de police étaient sensées protéger.

Sur sa page Facebook, le journaliste João Paulo Charleaux a cité un article qu'il a écrit en 2010 dans lequel il expliquait pourquoi les violences à Rio ne rentraient pas dans les critères d'une “guerre civile” définis par la convention de Genève :

Além do debate jurídico, há uma consequência humana grave em dizer que há uma guerra no Rio. Ao fazer isso, a sociedade estimula o Estado a agir com meios e métodos próprios de uma guerra, incursionando num território ‘inimigo’, onde os civis são apenas borrões na paisagem, candidatos aos ‘danos colaterais’ e às “balas perdidas'”.

Au-delà du débat juridique, il y a une grave conséquence humaine à parler de guerre à Rio. En faisant ça, la société stimule l'État à agir en utilisant les moyens et les méthodes propres à une guerre, faisant incursion dans un territoire “ennemi”, où les civils sont à peine une tâche dans le paysage, sujets aux “dommages collatéraux” et aux “balles perdues”.

Guerre ou pas, les habitants des favelas de Rio continuent de souffrir. Une semaine a passé depuis que la police a grimpé la colline de Jacarezinho pour venger la mort d'un officier. Au milieu de toute cette violence, un autre incident a fait les gros titres : un vendeur de fruit a été tué après avoir reçu une balle tirée par un policier en hélicoptère.

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