Irma : une réflexion sur les ouragans depuis les Bahamas

Par Nicolette Bethel

Cet article a été publié dans sa version originale sur Blogworld. Il a été reproduit sur Global Voices en version originale anglaise le 10 septembre 2017 avec l'accord de son auteur. Compte tenu des ravages qu'Irma et les ouragans qui l'ont suivi ont causés dans les Bahamas et les Antilles, nous estimons que cette réflexion reste d'actualité.

Toute personne qui a grandi à mes côtés sait que je ne suis pas du genre à prendre les ouragans à la légère. A 17 ans, j'ai écrit une longue rédaction sur le sujet. Ce travail m'a demandé de me plonger dans la science qui se cache derrière les ouragans, et m'a aussi menée aux archives, afin de faire des recherches sur leur impact aux Bahamas.

Je connaissais bien sûr l'ouragan de 1929 : la génération de mes grands-mères y a survécu, et celles-ci nous ont raconté des histoires sur ces mauvais jours d'autrefois, du temps où les ouragans survenaient chaque année, et frappaient directement Nassau [la capitale des Bahamas]. Les livres d'histoire dont je disposais (l'édition de 1968 du livre de Michael Craton, A History of The Bahamas, et celui de Paul Albury, The Story of The Bahamas de 1975) parlaient d'un ouragan encore plus ancien, datant de 1866, qui avait aussi dévasté Nassau. J'ai lu tout ce que j'ai pu trouver sur les deux ouragans. Pendant la décennie suivante, je suis devenue la prophétesse des ouragans et chaque année je prévenais ma famille (en réalité, quiconque qui voulait bien m'écouter) qu'elle devait s'y préparer. Parce que, même si Nassau n'avait pas été touchée pendant une bonne vingtaine d'années, je savais que ce n'était qu'une question de temps.

Et, comme on a pu le constater, j'avais raison. En 2001, l'île de New Providence a été directement frappée par l'ouragan Michelle, dont l’œil est passé juste au-dessus de Nassau, puis en 2016, presque directement par l'ouragan Matthew, dont l’œil s'est tout juste dévié vers l'est de l'île quelques heures avant de se déchaîner. Mais aucun n'a affecté la capitale comme les ouragans de 1929 et 1866.

J'ai deux choses à dire à ce sujet. La première a à voir avec le passé et ce qu'il nous enseigne. La seconde, avec l'avenir, et la façon de mettre à profit ce que l'on a appris.

Ce que nous enseigne le passé

Les Bahamas, comme les États-Unis, sont historiquement en dehors de la trajectoire habituelle des ouragans. La majeure partie de notre archipel se situe au-dessus du tropique du Cancer, dans la zone subtropicale, et, au moins jusqu'à la fin du XXe siècle, la plupart des ouragans tendaient à se former et à rester entre les tropiques, à traverser l'Atlantique jusqu'à la Mer des Caraïbes et à balayer sur leur passage les Petites Antilles. C'était catastrophique pour les Caraïbes, mais providentiel pour les Bahamas, car les îles caribéennes sont assez montagneuses, et les montagnes aident à briser la structure des ouragans. C'est pourquoi la plupart du temps, lorsqu'ils arrivaient aux Bahamas, même les ouragans les plus puissants comme Inez, David et Georges s'étaient dissipés et étaient reclassés au rang d'ouragan de catégorie 1 ou 2, ou même de tempête tropicale.

Cependant, tous les trente ans environ, une évolution régulière du système climatique mondial favorisait la formation d'ouragans plus au nord, augmentant la probabilité qu'ils touchent les Bahamas ou la côte est des États-Unis. Ces ouragans se déplaçaient dans l'Atlantique sans être freinés par la terre ou par les montagnes jusqu'à gagner l'intérieur des terres des États-Unis. Ce fut le cas de l'ouragan de 1866 aux Bahamas, l'un des premiers doté d'un schéma systémique de localisation et d'intensité (on pense que c'était un fort ouragan de catégorie 4). Notre principale source d'information sur son intensité est la pression barométrique enregistrée lors du passage de la tempête (pour plus de détails, voir le livre de Wayne Neely). Il a été suivi d'un autre ouragan meurtrier en 1899, d'une série d'ouragans de catégorie 4 et 5 entre 1926 et 1932, puis de Betsy en 1965, et enfin d'Andrew en 1992.

Pour tout savoir sur les ouragans aux Bahamas, je vous renvoie vers Wayne Neely. C'est le spécialiste du sujet. Si vous voulez savoir qui écouter dans les médias, fiez-vous à ce qu'il dit. C'est son hobby, mais c'est aussi sa formation et sa profession.

Cela voulait dire qu'il était de l'ordre du possible, du moins au XXe siècle, qu'un adulte bahamien vive et meure sans voir plus d'un ou deux ouragans dévastateurs. Mon père fut dans ce cas. Il est né en 1938, et jusqu'à sa mort en 1987, il n'a vécu qu'un seul gros cyclone : Betsy, en 1965. Dans les années 70, il a passé sa vie à poser des volets anti-cyclone quand il y avait des alertes, pour découvrir que l'ouragan s'était dévié en direction de la mer, ou que ce n'était rien de plus qu'un peu de vent et de pluie. Et il se plaignait. Nos volets anti-cyclone étaient de lourds objets de bois qui s'ajustaient à l'encadrement des fenêtres et étaient renforcés par des tasseaux. Ils étaient difficiles à poser et difficiles à enlever, et quand il ne les mettait que pour vivre la déception d'une autre tempête, il refusait de les enlever jusqu'à la fin de la saison. Il les retirait dans les espaces communs de la maison, mais nous passions la nuit dans l'obscurité des chambres barricadées.

J'imagine que pour les Bahaméens les plus jeunes, il est difficile d'envisager la possibilité de passer toute une vie sans vivre plus d'une tempête meurtrière. Ces 25 dernières années ont vu surgir et s'allonger les saisons cycloniques qui touchent notre archipel, depuis Andrew, qui était de catégorie 5 quand il a frappé Eleuthera par l'est, puis Floyd, Michelle, Frances, Jeanne,  Wilma, Irene, Ike, Sandy, Joaquin, Matthew, Irma, et peut-être José. Les schémas climatiques historiques des ouragans ont changé : les cycles de 30 ans qui ont prédominé entre 1780 et les années 90 ont été remplacés par des cycles que l'on n'a pas encore réussi à modéliser.

Ce qu'il y a de plus surprenant, à mon sens, ce n'est pas l'argument incontournable du changement climatique. Ce qui me surprend dans ce relevé historique des ouragans aux Bahamas, c'est quelque chose de flagrant que l'on a coutume d'oublier quand on prie pour être épargné ou lorsqu'on s'implique dans des opérations de sauvetage et de nettoyage : qu’en matière d'ouragans, les Bahamas d'aujourd'hui s'en sortent mieux que presque tous les autres territoires de la planète.

La première raison est tout simplement liée à notre géographie. Nous n'avons pas de fleuves qui débordent ou font sauter les écluses, et nous n'avons pas de montagnes qui provoquent des glissements de terrain. Ce sont les deux dégâts collatéraux les plus meurtriers des ouragans, et cela n'arrive pas chez nous. Mais il y a d'autres manières courantes de mourir pendant un ouragan, que l'on peut apprendre en se plongeant dans nos archives historiques. Certains se noient dans une onde de tempête (comme c'est arrivé sur Andros en 1866 et en 1929), d'autres sont tués par des débris de maisons quand les toits s'envolent. Et il apparaît que depuis les années 30, le nombre de maisons effondrées aux Bahamas a considérablement diminué.

Nous avons appris comment construire en prévision des tempêtes. J'ai grandi dans une maison qui date des années 30, à l'époque où l'on reconstruisait la ville après l'ouragan de 1929, et l'entrepreneur qui l'a construite prétendait qu'elle résisterait à n'importe quelle tempête. Elle est en béton coulé renforcé avec de l'acier, et le toit est solidement fixé aux murs. Elle comporte des espaces couverts au-dessus de chaque porte pour permettre la ventilation traversante, et elle a résisté aux ouragans sans dommage structurel depuis sa construction.

Je vis dans une autre maison, construite dans les années 50, elle aussi en béton coulé renforcé, mais qui est en plus surélevée de 1,20 m à 1,50 m au-dessus du sol (elle a été érigée sur un sol inégal). Mes parents sont nés dans des maisons en bois : l'une d'elles est toujours debout, et l'autre le serait si un bulldozer ne l'avait pas rasée. Ce que nous avons découvert après que la maison de notre grand-mère a été détruite, c'est qu'elle avait été construite par des ouvriers des chantiers navals, et qu'il n'y avait pas le moindre clou dans sa structure; elle se tenait par des chevilles de bois qui se sont renforcées en gonflant avec le temps. Les maisons de Harbour Island, une île des Bahamas frappée par Andrew, un ouragan de catégorie 5, sont toujours debout, alors qu'une grande partie de Miami, touchée alors qu'Andrew avait un peu perdu de sa puissance, a été démolie.

Voilà ce que l'on apprend du passé. Les Bahamiens savent comment construire pour affronter les tempêtes. Cela fait partie de notre processus d'adaptation à ces îles, où l'évacuation est un luxe dans les territoires les moins peuplés, mais en réalité se révèle généralement impossible pour la plupart d'entre nous. Nous avons développé des techniques pour construire des maisons qui résistent aux ouragans, et nous avons inscrit plusieurs de ces techniques dans nos codes de construction. Il est vrai qu'on pourrait en faire davantage aujourd'hui et qu'on ne le fait pas, probablement à cause du coût. Nos grands-parents savaient qu'on ne devait pas seulement construire solide et intelligent, mais aussi construire en hauteur ; la plupart de nos maisons traditionnelles sont surélevées sur des blocs et se trouvent à 1,20 m ou 1,50 m au-dessus du sol, et sont beaucoup moins exposées aux inondations que celles que l'on construit de nos jours.

Cela m'amène à la deuxième partie de cette réflexion.

Ce que l'avenir pourrait nous réserver

J'ai observé et étudié les ouragans pendant la majeure partie de ma vie. Et, bien que je les respecte —profondément—, je ne crois pas que les Bahamiens devraient en avoir si peur. Au contraire. Je crois que nous devons nous observer attentivement pour comprendre pourquoi nous gérons si bien les grandes tempêtes. L'une des raisons est, en effet, notre géographie sans relief, l'absence de montagnes et de fleuves, notre capacité à courber la tête pendant la tempête et à ne pas trop nous inquiéter des conséquences physiques. Mais c'est aussi, en partie, grâce à ce que nous avons nous-mêmes développé.

Je ne crois pas qu'il soit exagéré de dire que les Bahamiens sont des experts mondiaux quand il s'agit de construire pour survivre aux ouragans. C'est une compétence critique que nous pouvons partager avec le monde, et à plus forte raison alors que les ouragans semblent se former de plus en plus fréquemment, et qu'ils sont toujours plus grands et plus forts, et ne suivent pas les schémas du passé.

Pour cette raison, je pense que nous devrions prendre part dans l'industrie mondiale des ouragans.

Je pense que :

  • nous devrions étudier et standardiser nos techniques de construction — toutes : depuis le travail sur bois jusqu'à notre savoir-faire avec le béton ;
  • nous devrions en faire une science, et les intégrer à des programmes d'ingénierie et d'architecture que nous pourrions commercialiser dans le reste du monde ;
  • nous devrions certifier nos entrepreneurs, qui savent déjà comment construire pour faire face aux ouragans, former d'autres personnes aux mêmes techniques, et les exporter ensuite dans l'ensemble des régions touchées par les ouragans aux Amériques pour qu'ils partagent leur savoir-faire avec d'autres ;
  • nous devrions développer des matériaux spécifiques qui puissent être fabriqués sur place (du ciment ? des blocs de béton ?), et générer ainsi une source de revenus pour le pays ;
  • nous devrions poursuivre nos recherches pour développer notre savoir-faire en matière d'ouragans, et devenir ainsi des leaders mondialement reconnus ;
  • nous devrions développer ces savoir-faire pour y introduire davantage d'autosuffisance, grâce aux énergies renouvelables, à des projets architecturaux durables, etc. ;
  • nous devrions en profiter pour reconstruire des collectivités mieux que ce qu'elles étaient avant, comme nous avons reconstruit Nassau après les années 20. Nous devrions investir dans la reconstruction de nos îles méridionales pour en faire des sociétés durables, autosuffisantes qui soient non seulement aptes à affronter les ouragans, mais qui puissent aussi servir de modèle pour le reste du monde.

Nous avons devant nous de vraies opportunités. Je prie pour que nous ayons la sagesse et le courage d'en tirer parti.

Nicolette Bethel est professeur, écrivain et anthropologue. Elle a été Directrice de la Culture aux Bahamas, et elle enseigne aujourd'hui à plein temps les Sciences Sociales au College of The Bahamas. Elle écrit sur son blog Blogworld et sur son compte Twitter @nicobet.

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