La puissance de Cambridge Analytica — la firme d'analyse de données qui a contribué à la victoire de la campagne de Donald Trump aux USA — est devenue une source d'inquiétude dans le conflit actuel autour des élections nationales au Kenya.
Cette semaine, des blogueurs associés à la coalition de l'opposition National Super Alliance (NASA) ont publié une page fuitée de ce qu'ils ont dit être une note interne décrivant la tactique utilisée par Cambridge Analytica pour donner la victoire au président sortant Uhuru Kenyatta, de la Jubilee Alliance.
Un porte-parole de Cambridge Analytica a déclaré à Global Voices que le document était “créé de toutes pièces”.
L'entreprise, basée a Royaume-Uni, est sous les feux de la rampe depuis la victoire électorale de Donald Trump aux États-Unis. La firme y avait été engagée pour analyser les data des électeurs indécis et leur envoyer des informations ciblées afin de les faire basculer en faveur de Trump.
La note fabriquée prétend que la firme a entrepris des “mesures à caractère psychologique” pour faire “apparaître comme violents les sympathisants et membres de l'ethnie Luo en vue de discréditer leur expression politique. Elle invite également à “manipuler émotionnellement” les sympathisants du parti au pouvoir pour s'assurer de leurs votes.
On ignore qui a forgé cette note, mais son contenu veut apparemment s'appuyer sur la défiance de plus en plus répandue envers le parti aux commandes et ses sympathisans. Elle a versé de l'huile sur le feu d'un débat déjà enflammé sur les élections nationales depuis le début de cette année. Si le président sortant Uhuru Kenyatta s'est techniquement assuré une majorité de voix aux élections d'août, sa victoire a été contestée par le chef de l'opposition Raila Odinga (de la coalition NASA) puis annulée par la Cour Suprême, au motif que les systèmes de comptage des votes étaient défectueux.
Après cette décision, un nouveau vote a eu lieu, et M. Kenyatta l'a à nouveau emporté. Mais les détracteurs et les chefs de l'opposition affirment que les systèmes de comptage des votes n'avaient pas été améliorés dans l'intervalle, et des millions de Kényans ont réagi en boycottant le nouveau tour du 26 octobre, entourant d'une incertitude encore plus grande l'avenir politique du pays. Certains chefs de l'opposition ont indiqué vouloir contester les résultats du nouveau vote.
De violents heurts ont éclaté dans différentes parties du pays, avec une petite minorité d'individus semblant inciter à la violence.
Dans ce récent cycle électoral, les acteurs sur internet — travaillant vraisemblablement dans l'intérêt du parti au pouvoir — ont entrepris de propager les stéréotypes sur une communauté, les Luo, dépeints comme violents, et à construire l'hypothèse que le principal parti d'opposition recrute ses sympathisants exclusivement dans cette communauté. Ce qui n'a fait qu'approfondir le fossé entre les Luo et le parti Jubilee au pouvoir.
Que fait au juste Cambridge Analytica au Kenya ?
“Big Data. Behavioral Micro-targeting. Political Campaign Support. Digital Support” (Big Data. Micro-ciblage comportemental. Assistance aux campagnes électorales. Assistance numérique). C'est ainsi que Cambridge Analytica décrit ses activités dans son profil Twitter.
Même si la fausseté de la note mise en circulation cette semaine est désormais confirmée, une question essentielle pour de nombreux Kenyans n'a pas disparu : que fait au juste Cambridge Analytica au Kenya ?
Le parti Jubilee au pouvoir au Kenya a bien engagé Cambridge Analytica pour l'aider à mener sa campagne. En mai 2017, le quotidien kényan The Star rapportait la signature par Uhuru Kenyatta d'un contrat avec la firme britannique.
Ce contrat n'était pas le premier entre la firme et le parti au pouvoir. L'implication de Cambridge Analytica dans la politique kényane a débuté en 2013, lorsque la firme a travaillé pour Uhuru Kenyatta et l'Alliance Nationale (TNA), le prédécesseur du parti Jubilee.
Pendant la campagne d'alors, la firme a mené 47.000 enquêtes de terrain. Selon le site web de Cambridge Analytica, ceci a permis à la firme de réaliser un profilage de l'électorat kényan et d'en tirer une stratégie de campagne “basée sur les besoins de l'électorat (des emplois) et ses peurs (la violence tribale).”
L'étude de cas décrivait aussi le travail de la firme sur le potentiel de mobilisation sur les réseaux sociaux de sympathisants dans la jeunesse :
Sur les publics identifiés, notre travail a fait apparaître que la cohorte de la jeunesse était un capital sous-utilisé pour le parti, qui pouvait être de grand poids si mobilisé. Pour entrer en relation avec ce public, l'équipe communication et stratégie de CA a mis au point une campagne de médias sociaux en ligne pour générer un suivi immensément actif en ligne.
Kenyatta a remporté l'élection de 2013. En 2017, quand le parti Jubilee a une nouvelle fois contracté avec leurs services, la BBC a publié un article sur Cambridge Analytica et le ‘projet’ en cours de la firme au Kenya. Un représentant de Cambridge Analytica a déclaré à BBC Trending que l'entreprise n'était pas engagée dans une quelconque publicité négative au Kenya, et “n'a jamais préconisé l'exploitation des divisions ethniques dans quelque pays que ce soit”.
Ce qui pose la question du type de stratégie qu'a pu proposer la firme (comme indiqué dans leur documentation ci-dessus) et qui aurait été basée sur les peurs de violence tribale de l'électorat.
Le reportage de la BBC a été publié cinq jours seulement avant l'élection générale au Kenya, ultérieurement annulée par la Cour Suprême.
Le travail de Cambridge Analytica pour le compte du parti Jubilee doit aussi interroger sur les conséquences de l'acquisition par un parti politique qui gouverne des données de millions de Kényans pour les partager avec une entreprise privée. Le Kenya n'a pas de loi de protection des données sauvegardant la vie privée de ses citoyens contre les conséquences potentielles de l'utilisation de leurs données personnelles, tout comme le pays n'a pas de restrictions juridiques quant au stockage et à l’accessibilité de ces données.
L'exploitation des tensions ethniques sur les médias sociaux
Implication ou non d'entreprises tierces, les descriptions de Luos comme violents par nature ont été propagées sur les médias sociaux kényans, avec des effets réels dans tout le pays. Dans des villes comme Siaya, Homabay et Kisumu, où l'internet reste un luxe, les habitants ont éprouvé un impact direct du profilage et de la description de la communauté Luo comme d'individus violents.
Selon un article d'Aljazeera sur le Kenya, au moins 37 personnes dont trois enfants ont été tués dans les manifestations qui ont suivi l'annonce des résultats de l'élection. Presque toutes les victimes des violences sont mortes dans les bastions de l'opposition dans les bidonvilles de la capitale Nairobi, ou de l'ouest du pays.
En juin 2017, l'ONG britannique Privacy International a mis en garde contre l'usage de l'ethnicité comme outil politique pour manipuler les citoyens. L'organisation décrivait les dangers de la collecte de données de millions de Kényans pour profiler, cibler, et convaincre les électeurs pour le compte du président kényan, rappelant l'élection générale de 2007 au Kenya, quand les affrontements tribaux et les violences ethniques avaient fait 1.500 morts et laissé plus de 600.000 personnes sans abri.
Il a été prouvé que le président sortant a eu un rôle dans ces affrontements. Les procureurs de la Cour Pénale Internationale ont instruit une plainte contre Uhuru Kenyatta et son vice-président actuel William Ruto, sur des allégations d'incitation à des crimes contre l'humanité ayant pour effet des incidents de violences ethniques. Néanmoins, les charges contre eux ont été levées par manque de preuves, dû en partie à ce que des témoins-clés étaient morts ou disparus.
Le Kenya est le premier pays en développement à avoir notoirement recouru aux services de Cambridge Analytica pour influer sur les résultats électoraux par le big data et le micro-ciblage. Même si les tactiques et dispositifs sur mesure mis en œuvre par la firme ne sont pas entièrement connus, son contrat avec le parti au pouvoir sonne comme un avertissement pour d'autres gouvernements — et défenseurs de la démocratie — dans le monde en développement.