Cet article est une adaptation d'un article partenaire d’Eurasia.org intitulé “Le Kirghizistan : La littérature pour enfants pose un nouveau regard sur les anciens contes”. Reproduit avec autorisation.
Esal est une petite fille de sept ans. Elle est née dans un pays où tout est bleu et carré. Un jour, un objet étrange, rose et sphérique, apparaît près de sa maison. Quand il lui propose de quitter son pays aux formes dures et de voyager à travers un monde de différentes formes et couleurs, elle saisit sa chance.
Son voyage amène d'abord Esal dans un pays peuplé de gens et de bâtiments qui ressemblent à l'étrange balle rose. Puis elle se rend dans un autre, habité de personnes triangulaires vertes. À la fin du livre, ses nouveaux amis et elle-même construisent ensemble un nouveau pays rien qu'à eux, plein de couleurs et de formes différentes, dissolvant ainsi les frontières qui les séparaient jadis.
“La première fois que mon fils a lu ce livre, il m'a dit qu'il portait sur les formes”, explique Asel Abdyrakhmanova sur la réaction de son fils de dix ans à la lecture du conte “Le pays carré”, de l'auteure kirghize Altyn Kapalova.
“Nous l'avons relu”, se rappelle Abdyrakhmanova, une spécialiste de l'éducation qui travaille pour une organisation de développement international. “La troisième fois, il s'est exclamé : “Oh, maman, c'est sur le fait que les gens sont différents et que c'est une bonne chose !”
Les récits de Kapalova apparaissent dans les endroits les plus inattendus, comme dans les magazines distribués à bord des vols commerciaux Bichkek-Moscou. Là, pris en sandwich entre des publicités pour des montres de luxe et des stations balnéaires à Dubaï, se trouve l'histoire de Suluusu, une belle créature aquatique qui vit au fond du lac kirghize Issyk-Koul et qui déteste les touristes polluant son environnement avec leur bruit et leurs déchets.
Suluusu, dont l'histoire est embellie par les illustrations magnifiques et typiquement kirghizes de l'artiste Dinara Chokotaieva, est bien loin des héroïnes vertueuses habituelles de la littérature pour enfants.
Au contraire, elle se venge des touristes en dérobant les bijoux qu'ils perdent en nageant, et les conserve au plus profond de son royaume bleu.
“C'est pour cette raison que les bijoux perdus dans le lac Issyk-Koul ne sont jamais retrouvés”, conclut le conte de Kapalova.
Altyn Kapalova est anthropologue de formation. Elle écrit ses livres en kirghize et en russe sous le pseudonyme Altyn Aman et se sent une âme sœur de Suluusu.
Elle reconnaît puiser son inspiration dans ses séjours de recherche sur le terrain dans les régions du Kirghizistan, où les livres sont rares mais où la tradition orale est riche.
“Quand je me rends dans les villages et y rencontre des gens, je prends des éléments de leurs discours, de leurs pensées et de leurs manières. Je suis une horrible voleuse !”, rit-elle.
Bien que ses livres l'aient rendue populaire et lui aient procuré un plaisir personnel, elle ne peut guère se permettre de quitter son travail.
Le marché du livre est plutôt faible au Kirghizistan : sur les étagères des librairies de Bichkek, des récits comme “Le pays carré” rivalisent avec la littérature pour enfants russe et les traductions occidentales de contes populaires. Ses concurrents bénéficient d'une aide substantielle des maisons d'édition.
En fait, ses histoires sont lues en dehors de la capitale grâce à des organisations internationales qui les distribuent dans le cadre de projets financés par des donations.
Pendant l’ère soviétique, les écrivains privilégiés par le régime recevaient un soutien financier généreux de l’État. Ceci a permis à quelques auteurs, donc l'export littéraire le plus célèbre du Kirghizistan Tchinguiz Aïtmatov [fr], d’accroître leur visibilité grâce à la vigoureuse promotion des autorités communistes. Après être devenus célèbres au Kirghizistan, puis dans le reste de l'Union Soviétique, les livres d'Aïtmatov ont été traduits dans de nombreuses langues et lus dans le monde entier.
Aujourd'hui cependant, les écrivains kirghizes “ont peu d'occasions de forger des relations avec les maisons d'édition internationales”, explique Dalmira Tilepbergenova, présidente du Centre PEN pour l'Asie Centrale. Le Centre recherche des financements pour dispenser une formation de base en anglais afin d'aider les auteurs à émerger sur les marchés internationaux. “Certains recherchent des sponsors individuels, d'autres des organisations donatrices, et d'autres encore financent eux-mêmes leurs coûts de publication.”
La généralisation de l'utilisation d'Internet a permis à un quatrième groupe de trouver un public sans avoir à financer leur passe-temps.
Polad Suleimanov, vétérinaire, a ainsi fidélisé son lectorat en publiant ses nouvelles sur Facebook. Il a également été publié sur le site internet d'un journal local.
Il explique qu'il écrit dans la tradition du célèbre vétérinaire-devenu-écrivain britannique James Herriot et de son équivalent américain John McCormack. Mais il admet qu'il n'a jamais sérieusement envisagé d'écrire un livre. “J'ai perdu le compte du nombre de nouvelles que j'ai écrites. Peut-être 100 ou 200,” a-t-il déclaré à EurasiaNet.org.
Altyn Kapalova utilise Facebook pour faire la promotion de son travail, mais elle considère la littérature pour enfants comme un outil indispensable pour encourager la lecture.
“Quand je sors de Bichkek, je trouve une soif de lecture qui n'est pas satisfaite,” explique-t-elle. “Dans la capitale, nous sommes tellement saturés d'informations sur Internet que nous avons du mal à trouver le temps de lire des livres. Dans les villages, le problème est qu'il n'y a quasiment rien à lire du tout.”
Alors que Kapalova acquiert une réputation d'auteure nationale, elle attire des questions quant à son manque de traditionalisme.
Certains lecteurs de son adaptation du célèbre conte kirghize “Bugu Ene” (“La mère biche”) se sont demandés pourquoi elle n'avait pas situé l'histoire dans la région sibérienne de l’Ienisseï, qui joue un rôle essentiel dans la mythologie nationale. D'autres lui ont demandé pourquoi son récit ne comportait pas de mariage.
“J'ai pris ce que j'aimais de l'histoire originale et j'ai laissé de côté ce dont je n'avais pas besoin,” explique-t-elle de Bugu Ene. Elle décrit son récit comme “un conte écologique avant tout, qui se concentre sur la relation des hommes avec le monde naturel.”
Par ailleurs, l'auteure, qui se qualifie de féministe, ne présente aucune excuse pour s’être écartée des “mondes féeriques” créés par les auteurs classiques comme Hans Christian Andersen, dont elle admire le style.
“C'est vrai qu'il n'y a pas de mariage féerique dans mes histoires, et qu'il n'y a pas de prince charmant,” rit-elle. “Aucun de mes personnages ne l'attend vraiment, de toute façon.”