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Iran : Corruption et pauvreté amènent colère et désespoir

Catégories: Afrique du Nord et Moyen-Orient, Iran, Censure, Cyber-activisme, Dernière Heure, Droits humains, Environnement, Liberté d'expression, Manifestations, Média et journalisme, Médias citoyens, Politique, Religion
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Arrêt sur image d'une vidéo des manifestations du 4 janvier 2018 à Téhéran. Visible sur  YouTube: https://youtu.be/hNNVlONyNGs

Cet article est également publié sur le site Arseh Sevom [2].

“Où est mon argent ?” C'est la question de beaucoup d'Iraniens ces dernières années, à force de voir l'inflation et la corruption tailler dans leurs revenus.

Ce sont les pauvres et les classes laborieuses qui sont le plus durement frappés par l’inflation [3]. Les prix de l'alimentation, des charges et de la santé ont augmenté de façon spectaculaire depuis cinq ans. En 2013, les prix alimentaires [4] ont grimpé de 57 %, et de 13,9 % en 2017. Dans le même temps, le taux de chômage des jeunes se maintient autour de 25 % [5].

Bref, le désespoir économique est présent en abondance. Mais il ne s'arrête pas là. Des désespérés ont investi dans des systèmes pyramidaux qui ont enrichi quelques-uns aux dépens de la foule. Des ouvriers dans tout l'Iran attendent jusqu'à un an le payement de travaux terminés. Ce qui les piège dans des dettes impossibles à rembourser, et beaucoup atterrissent en prison pour usage de chèques en bois, mettant encore plus de pression sur des ménages déjà à la peine.

Au deuxième semestre 2017, les manifestations étaient quasi quotidiennes devant le parlement iranien. Enseignants, journaliers et conducteurs de bus manifestaient pour revendiquer des augmentations de salaires et de meilleures conditions de travail. Rien de neuf : ces manifestations ont plus de dix ans déjà.

La République islamique d'Iran s'est montrée incapable d'apporter les libertés et la stabilité financière dont se languissent ses citoyens. Si ceci s'explique en partie par les sanctions imposées par les États-Unis, corruption et mauvaise gouvernance [6] sont des causes majeures.

Les sanctions économiques imposées par les USA ont en fait fourni les excuses à la mauvaise organisation et à la corruption. Aussi longtemps qu'elles resteront en place, le gouvernement iranien pourra se cacher derrière et accuser les sanctions de tous les maux, depuis les pénuries de lait jusqu'à l'insuffisante maintenance des avions.

Pendant ce temps, ceux qui ont appris à contourner le système engrangent des montagnes de dollars. Exemple parfait, l'Iranien Babak Zanjani [7] devenu multi-milliardaire grâce aux sanctions internationales contre l'Iran et à sa position stratégique de blanchisseur de capitaux de la République islamique. Il a été arrêté fin 2013 [8]

Nous ne partageons pas tous le même sort

Des Peykan dans le nord de Téhéran. Photo Wikipaykan [9] – photo originale, CC BY-SA 3.0 [10], Link [11]

En 2003, les rues de l'Iran étaient remplies des berlines blanches en forme de boîte de marque locale Peykan, et d'occasionnelles petites voitures de fabrication étrangère. Les cafés étaient rares, les signes publics de richesse, peu détectables. Beaucoup de gens vivaient de salaires qui n'auraient même pas payé un mois de loyer : 1000 dollars par mois paraissaient une somme extravagante.

Lorsque j'ai quitté Téhéran en 2007, la société de consommation se développait. Les multinationales et les produits de luxe se trouvaient un marché en Iran. Les couples ne tarderaient pas à déguster des glaces à paillettes dorées dans des restaurants au sommet de tours, et à étaler leur opulence en Jaguar et Porsche. Bientôt, les expulsions de locataires de longue date se multiplieraient pour faire place à la construction de tours d'appartements. Bientôt, toute illusion de difficultés communes s'évanouirait.

La richesse ne protège pas des catastrophes écologiques

“J'ai pensé, C'est scandaleux ce qui arrive” Arrêt sur image du documentaire d'Al Jazeera Earthrise : La crise de l'eau de l'Iran par Gelareh Darabi [12]

Téhéran suffoque dans un brouillard toxique. Les journées de mauvaise qualité de l'air se multiplient. Les gens souffrent. En 2011, les autorités iraniennes ont rapporté que près de 3.000 personnes mouraient chaque mois de complications résultant de la pollution. Un nombre qui pourrait être supérieur, puisque la recherche [13] commence à établir que de nombreux décès par suite de pathologies cardio-vasculaires sont en réalité la conséquence de la pollution, et non du mode de vie ou de l'alimentation.

A quoi s'ajoute la mauvaise gestion de l'eau sous les présidences Ahmadinejad de 2005 à 2013 : des barrages nouvellement construits ont asséché des fleuves, lacs et aquifères. Des zones jadis fertiles ont été détruites.

Le secteur privé, en rapport avec l’État, a conseillé de “ne pas exagérer” l'ampleur de la dégradation environnementale en Iran. Un rapport d'enquête [14] de chercheurs écologistes a conclu que la recherche scientifique sur cette crise est souvent muselée.

Pendant ce temps, les spécialistes prédisent des millions de déplacés climatiques internes. Il faudrait s'y préparer et non l'ignorer.

Les manifestations augmentent et diminuent

Beaucoup de gens en Iran considèrent les conflits régionaux et leur chance d'en être isolés. Ils se sentent menacés par Daech (l'E.I. ou Etat islamique, le groupe insurgé brutal qui a perdu ses conquêtes en Syrie et Irak) et par l’Arabie Saoudite [15]. Ils ont peur d'une possible désintégration nationale, et du type de violence gouvernementale vue en Syrie [16]. Une crainte qui tempère les manifestations publiques.

Kamran Ashtary, directeur d'Arseh Sevom (et mon compagnon dans la vie) constate :

Les Iraniens montrent à nouveau leur imprévisibilité. Ceux qui prétendaient que les gens avaient trop peur d'un scénario à la syrienne pour descendre dans les rues se sont trompés. Nous n'arrêtons pas de le répéter, les Iraniens sont toujours pleins de surprises. Violence et répression ne marcheront pas éternellement.

La vague actuelle de contestation a été apparemment provoquée par les ultra-conservateurs, qui ont initié des manifestations à Machhad, une ville dans l'est du pays, contre le gouvernement modéré du président Hassan Rohani. Mais la situation a rapidement échappé à leur contrôle, et c'est la colère et le désespoir qui ont poussé les gens dans la rue.

Ashtary explique :

La République islamique d'Iran et le gouvernement du Président Rohani ont vu venir cela. Dans les derniers mois, il y a eu de nombreuses manifestations de toutes parts : enseignants, chauffeurs de bus, ouvriers. Des gens de tout l'Iran en ont assez du gouvernement de Rohani. Ils voient que la levée des sanctions injecte de l'argent dans le pays, mais les individus ordinaires, ceux qui travaillent dur en Iran, n'en voient pas les bénéfices. Le niveau de corruption est élevé. Le budget national montre comment l'argent afflue dans les organisations religieuses en l'absence de toute reddition de comptes. Les modérés et réformistes se taisent et ne prennent pas le parti de ceux qui souffrent en Iran. Les Iraniens ont eu beaucoup de patience avec la République Islamique. Cela ne durera pas. C'est peut-être la dernière chance d'un changement non-violent.

Pour la première fois depuis des décennies, beaucoup de gens dans la rue ont ouvertement appelé à la fin de la théocratie. Certains ont scandé des slogans pour la rétablissement du Shah, d'autres, des slogans hostiles au président et au guide suprême.

Un frappant contraste avec les manifestations qui ont suivi les élections de 2009, dernière fois que les masses étaient descendues dans la rue en Iran. Ces manifestations-là réclamaient un recomptage des voix, pour “de petits changements”. On chantait des comptines, pas des slogans politiques. L'un des plus fréquents était, N'ayez pas peur, n'ayez pas peur, nous partageons tous le même sort :

نترس, نترس, ما همه با هم هستیم

Révolution ?

Les Iraniens luttent pour une juste gouvernance depuis leur révolution constitutionnelle de 1905 [17]. Leurs espoirs démocratiques ont été écrasés encore et encore. Le cas le plus flagrant a été le coup d’État fomenté en 1953 par les Américains et les Britanniques contre le premier ministre iranien démocratiquement élu Mossadegh (voir ce récit sur Twitter de @_chloi [18] pour un bon résumé). Dans les années récentes beaucoup à l'intérieur de l'Iran parlaient d’évolution, non de révolution. Les manifestants d'aujourd'hui sont différents. Nombreux sont ceux qui pensent qu’il n'y a plus rien à perdre. [19]

Le gouvernement iranien traite les protestataires de “contre-révolutionnaires.” D'autres les appellent des révolutionnaires. Mesure sans précédent, une quarantaine d'étudiants ont été arrêtés préventivement par crainte de ce qu'ils seraient susceptibles de faire s'ils venaient à s'impliquer dans les manifestations. Le Centre pour les droits humains en Iran dispose de détails, lire : Les forces de sécurité iraniennes ont arrêté plus de 40 étudiants [20].

Est-ce une révolution ? Probablement non. Dans un billet sur Facebook [21], l'observateur de l'Iran Peyman Jafari note :

De geschiedenis laat zien dat protesten een eigen dynamiek kunnen hebben. Ze kunnen groeien, radicaliseren en tot revoluties leiden. Maar diezelfde geschiedenis laat ook zien dat ze kunnen eindigen in repressie of concessie. De indicatoren van de Iraanse samenleving en staat wijzen eerder op de tweede ontwikkeling.

L'histoire montre que les manifestations ont leur propre dynamique. Elles peuvent grossir, se radicaliser, et conduire à des révolutions. Mais la même histoire montre aussi qu'elles peuvent finir en répression et concessions. Ce que nous savons de la société et du régime iraniens pointent plutôt vers la seconde issue.

Que peut faire la société civile ?

Maziar Bahari de IranWire [22] a suggéré quelques changements à la politique américaine pour mieux soutenir les contestataires :

Trois suggestions simples au gouvernement étasunien et aux autres :
1- Imposer des sanctions à la télévision publique iranienne, IRIB 2- lever l'interdiction d'entrée [sur le territoire des USA] pour les Iraniens 3- condamner la violence des deux côtés, celle du pouvoir et celle des promoteurs de violences contre les mosquées et les banques en Iran.

Le journaliste Mostafa Khosravi a dit à Global Voices :

C'est un moment très critique pour les réformistes en Iran. S'ils ne trouvent pas un moyen de soutenir ceux qui manifestent dans les rues, ils perdront tout l'appui qu'ils ont gagné dans ces six dernières années. Je veux dire, les sièges gagnés par les réformistes au Parlement et dans les conseils municipaux. Les manifestants leur demandent leur soutien. Leur seule réponse à ce jour a été de leur dire de se calmer. S'ils ne peuvent rien faire de mieux, il n'y a plus d'espoir pour eux comme parti.

Avec près de 1.000 arrestations annoncées, la répression semble plus effective que le retour au “calme”.  Le journaliste Golnaz Esfandiari a rapporté que les journaux ultra-conservateurs utilisent Twitter pour collecter les identifications de manifestants :

Les médias ultra-conservateurs iraniens mettent en danger les protestataires anti-système en appelant à leur identification.

Dans une lettre envoyée de la prison [27], la vice-présidente des Défenseurs des droits humains, Narges Mohammadi [28], a publié des recommandations de soutien aux manifestations sans violence. Elle demande à ce que la société civile mette le pouvoir sous pression pour réviser le budget, ce qui est à ses yeux le meilleur moyen de soutenir les protestations pacifiques et faire advenir le changement :

دولت می بایست به جای سخن درمانی، اقدامات قاطع در حمایت از حقوق ملت واصلاحاتی بنیادی کند.

نمایندگان مجلس در این شرایط می بایست در صف مردم بایستند و نگذارند لایحه بودجه با کیفیت حال به تصویب برسد.

ما مردم هم باید با تدبیر و در پرهیز از خشونت بر سر مطالبات خود محکم بایستیم و عقب ننشینیم. حرکت اعتراضی در این سرزمین هزینه بر است، اما ما باید دستاورد هم داشته باشیم. اولین و ضروری ترین اقدام در رفع بی‌عدالتی و فساد، ممانعت از تصویب لایحه بودجه سال ۹۷ است که می توانیم با بهره گیری از تمام امکانات و راهکارهای مدنی و مسالمت‌آمیز اعتراضی مانع تصویب آن شویم.

اگر در زندان نبودم روزهای بررسی و تصویب لایحه اموال ملت، در مقابل خانه ملت می ایستادم تا نمایندگان بدانند که نماینده و پاسخگو به ملت‌اند و چشمان ملت نظاره گرند.

Au lieu de parler, le gouvernement doit prendre des dispositions concrètes pour soutenir et protéger les droits des personnes en faisant des réformes fondamentales.

Dans cette situation critique, les parlementaires doivent écouter les préoccupations du peuple. Ils doivent assurer que le budget proposé ne sera pas ratifié.

Nous, le peuple, avec détermination et sans violence, devons rester fermes dans la revendication de nos droits. La protestation sera coûteuse mais elle doit aussi être payante. Pour le moment, le plus urgent dans la lutte contre la corruption et la pauvreté est la proposition de budget 2018. Nous devons nous engager dans des manifestations pacifiques pour empêcher son vote.

Si je n'étais pas en prison, je serais devant le Parlement chaque jour où le projet de loi est en discussion. Les députés doivent savoir qu'ils sont responsables devant le peuple, qu'ils représentent le peuple, et que les yeux du peuple sont fixés sur eux.

Mostafa Khosravi a contribué aux recherches pour cet article.