Au Sri Lanka, les familles des disparus chérissent les objets de tous les jours qu'ils ont laissés derrière eux (2/2)

Les familles des disparus vivent au milieu de précieuses possessions, dont chacune leur rappelle l'absence de leurs êtres chers. Image via Maatram. Utilisation autorisée.

Cet article de Selvaraja Rajasegar est initialement paru sur Groundviews, un site web primé de journalisme citoyen au Sri Lanka. Une version traduite [en anglais, puis français] et adaptée est publiée ci-dessous, dans le cadre d'un accord de partage de contenus avec Global Voices. (Lire la première partie ici.)

Il y a presque un an, des Sri-Lankais ont commencé un mouvement de protestation dans tout le nord du pays (dans des endroits comme Vavuniya, Kilinochchi, Mullaitivu) pour réclamer la publication des listes de camps secrets de détention, des listes des prisonniers, ou simplement des informations sur le sort de leurs proches. Si le président sri-lankais Maithripala Sirisena a promis de publier ces informations en juin, il n'en a toujours rien fait.

Le Sri Lanka est sorti de 30 ans de guerre civile en mai 2009, quand l'armée sri-lankaise a vaincu les LTTE, aussi appelés les Tigres Tamouls. Ceux-ci combattaient depuis près de trois décennies pour instaurer un Etat tamoul indépendant appelé Eelam Tamoul dans le Nord et l'Est du Sri Lanka. Au cours du conflit, de nombreuses personnes ont disparu, pas seulement dans le nord et l'est, où eurent lieu une grande partie des derniers combats de la guerre, mais aussi dans la majorité cingalaise du sud, pendant des insurrections remontant aussi loin que les années 1980.

Mais, de façon troublante c'est après la fin de la guerre que beaucoup ont aussi disparu, quand des gens ont remis des membres de leurs famille à l'armée (dans certains cas, ils étaient suspectés d'appartenance aux LTTE).

Image Via Maatram. Utilisation autorisée

Pour les proches des disparus forcés, la vie continue. Ils vivent au milieu de précieuses possessions, dont chacune est un rappel de l'absence de leur être cher. Ils passent par les lieux où leurs disparus marchaient jadis, et rencontrent les personnes que ceux-ci aimaient.

Dernièrement, Maatram est allé voir ces familles pour leur poser une question difficile : est-ce qu'ils permettraient que les possessions de leurs proches soient photographiées ? A cette question, ils ont pleuré amèrement. Leur douleur est difficile à décrire avec des mots.

Pourtant, elles se sont présentées avec ces affaires précieuses, mouillées de larmes. Elles sont convaincues que leurs êtres aimés vont revenir. Leur tristesse est incommensurable.

Voici la suite de leurs témoignages. Comme pour la première partie, Tous les noms des interlocuteurs ont été retirés pour protéger la confidentialité des entretiens individuels.

‘Quand je regarde ses habits, je sens qu'il est vivant’

On April 28, 2009, we were in a bunker. The army came and took us away. One of our sons passed away, and it was our other son who made all the funeral arrangements. After the funeral, he put his brother’s wife and children onto the last ship, but he stayed behind. At that time, he was 23 years old. I still don’t know where he is. On April 12, 2009, he came and left his sarong and shirt at home. To this day, I keep them to remember him. When I look at his clothes, I feel that he is alive. No one can tell me he is not alive. I know that he is.

Le 28 avril 2009, nous étions dans un abri. L'armée est arrivée et nous a emmenés. Un de nos fils est décédé, et c'est notre autre fils qui s'est occupé de tout pour les obsèques. Après les obsèques, il  mis la femme et les enfants de son frère dans le dernier bateau, mais lui est resté. Il avait alors 23 ans. J'ignore toujours où il est. Le 12 avril 2009, il est venu et a laissé son sarong et sa chemise à la maison. Je les ai gardés jusqu'à aujourd'hui pour me souvenir de lui. Quand je regarde ses habits, je sens qu'il est vivant. Personne ne peut me dire qu'il n'est pas vivant. Je sais qu'il l'est.

Image Via Maatram. Utilisation autorisée

‘Nous avons déposé des réclamations partout… Je veux savoir s'il est vivant ou mort’

My son disappeared during the last stage of the war in 2009. So far, we have not heard any information about his whereabouts. He was just 17 years old and was sitting for his Advanced Level examinations. We have lodged complaints everywhere — with the ICRC, numerous commissions, the police and CID. I want to know if he is alive or dead. We have all his possessions, his clothes in a box. When we look at them, we remember him.

Mon fils a disparu pendant la dernière phase de la guerre en 2009. A ce jour, nous n'avons eu aucune information sur l'endroit où il se trouve. Il venait d'avoir 17 ans et passait ses examens de fin du secondaire. Nous avons déposé des réclamations partout :  devant l’ICRC, de multiples commissions, la police et le CID [le département d'enquêtes criminelles du Sri-Lanka, NdT]. Je veux savoir s'il est vivant ou mort. Nous avons toutes ses possessions, ses habits dans un carton. Quand nous les regardons, nous nous souvenons de lui.

‘Dieu seul sait si le gouvernement va donner des informations’

During the last stage of the war, I was injured when we were crossing to the army side. They took the injured people separately, so I got separated from my son. I begged them to let me travel to the hospital with my son. Since that day, I don’t know where he is. Someone said he was in the detention camps. I went to eight camps and looked for him, but he wasn’t at any of them. He was sitting for his Advanced Level examinations at that time. My son isn’t a member of the LTTE, so he has to be alive, I believe that. Only God knows whether the government would give any information.

Pendant la dernière phase de la guerre, j'ai été blessée quand nous sommes passés du côté de l'armée. Ils ont mis les blessés à part, c'est ainsi que j'ai été séparée de mon fils. Je les ai suppliés de me laisser aller à l'hôpital avec mon fils. Depuis ce jour, j'ignore où il est. Quelqu'un a dit qu'il était en camp de détention. Je suis allée dans huit camps et l'ai cherché, mais il n'était dans aucun d'eux. Il passait à l'époque ses examens de fin du secondaire. Mon fils n'est pas membre des LTTE, il est donc forcément vivant. C'est ce que je crois. Dieu seul sait si le gouvernement va donner des informations.

Image via Maatram. Utilisation autorisée

‘Il est allé à la plage avec un ami, et n'est jamais revenu’

My son sat for his Advanced Level examinations in 2006. In 2008, he was forcibly recruited by the LTTE. That same year, in Manalaru, the LTTE sent him to dig for an underground bunker. That area was shelled and he lost a leg. After that, the LTTE released him, and he was with us. Our son went missing during the battle of Mullivaikkal. On that day, he went with a friend to the beach. He never came home after that.
Two of my granddaughters were in the Sencholai Children’s Home, which is in Puthukudiyiruppu. When the army surrounded the area, they were displaced. One of them went missing in the chaos. We have yet to find her as well.

Mon fils a passé ses examens de fin du secondaire en 2006. En 2008, il a été recruté de force par les LTTE. Cette même année, à Manalaru, les LTTE l'ont envoyé creuser pour un abri souterrain. La zone a été bombardée et il a perdu une jambe. Après ça, les LTTE l'ont libéré, et il était avec nous. Notre fils a disparu pendant la bataille de Mullivaikkal. Ce jour-là, il est allé à la plage avec un ami. Il n'est jamais revenu  après ça.

Deux de mes petites-filles étaient au foyer d'enfants de l'école Sencholai, qui est à Puthukudiyiruppu. Quand l'armée a encerclé la zone, elles ont été évacuées. L'une d'elles a été perdue dans la pagaille. Nous ne l'avons pas encore retrouvée non plus.

‘Mon mari fait partie des  LTTE. Je l'ai livré à l'armée’

My husband is a member of the LTTE. I handed him over to the army. My husband said, ‘If I go, I won’t return.’ I told him, ‘If everyone is surrendering to the army, why do you think only you won’t come back?’ I have guilt because I am the one who convinced him to surrender although he didn’t want to. Virakesari published a photo, and I recognized my husband, who was fourth in a row of people. I took the photo and lodged complaints everywhere, including the ICRC. I too am an LTTE member but was released from the camp because I have two young children. After being released, the CID continuously harassed me. I told them, ‘I have registered everywhere as a member of the LTTE. If you want to arrest me, then please find my husband and bring him so that he can look after the children. Then you can arrest me.’

Once you hand over someone to the army, they should give details about what happened to them. Though I am a member of the LTTE, I didn’t hide anywhere. I stayed in my house because my husband would know to find me there. If I leave, he wouldn’t be able to find me. So until the government releases him, I will stay here. When my daughter thinks of him, she uses his bedsheet to cover herself.

Mon mari fait partie des LTTE. Je l'ai livré à l'armée. Mon mari a dit, ‘Si j'y vais, je ne reviendrai pas.’ Je lui ai répondu, ‘Si tout le monde se rend aux militaires, pourquoi crois-tu que tu seras le seul à ne pas revenir ?’ Je me sens coupable parce que c'est moi qui l'ai persuadé de se rendre alors qu'il ne voulait pas. Virakesari a publié une photo, et j'ai reconnu mon mari, qui était le quatrième d'une rangée. J'ai pris la photo et déposé des réclamations partout, y compris à l'ICRC. Moi aussi je suis membre des LTTE, mais j'ai été libérée du camp parce que j'ai deux jeunes enfants. Après ma libération, le CID n'arrêtait pas de me harceler. Je leur ai dit, ‘Je me suis enregistrée partout comme membre des LTTE. Si vous voulez m'arrêter, trouvez d'abord mon mari et amenez-le pour qu'il puisse s'occuper des enfants. Alors vous pourrez m'arrêter.’

Une fois que vous avez livré quelqu'un aux militaires, ils doivent donner des détails sur son sort. J'ai beau avoir été membre des LTTE, je ne me suis cachée nulle part. Je suis restée dans ma maison parce que mon mari savait qu'il m'y trouverait. Si je m'en vais, il ne pourra pas me trouver. J'y resterai donc jusqu'à ce que les autorités le libèrent. Quand ma fille pense à lui, elle se recouvre avec le drap de son lit.

Image via Maatram. Utilisation autorisée

‘Je l'ai cherchée dans beaucoup de camps après la guerre’

I have one son. The LTTE continually asked us to give him to them. The last time, instead of taking my son, they took my daughter. She was in Grade 9. During the final stages of the war, I saw her but once the fighting intensified, I lost track of her. I searched for her in many camps after the war, including the Ambepussa camp. I went to Colombo as well but did not find her there. I don’t know what happened to her.

J'ai un fils. Les LTTE n'arrêtaient pas de nous demander de le leur donner. La dernière fois, c'est ma fille qu'ils ont prise à la place de mon fils. Elle était en 2nde. Pendant les dernières phases de la guerre, je l'ai vue, mais quand les combats se sont intensifiés, j'ai perdu sa trace. Je l'ai cherchée dans se nombreux camps après la guerre, y compris celui d'Ambepussa. Je suis aussi allée à Colombo, sans l'y trouver. Je ne sais pas ce qu'il est advenu d'elle.

‘Je continue à croire qu'elle est vivante et dans un camp de prisonniers quelque part’

I have four daughters. It was the eldest who disappeared. She used to support the family with her income. She went missing during one of the more intense battles near the end of the war when shellfire was heavy. Many people said that they saw her near Vattuvaagal. Since it was a border area between the LTTE and the army, I still believe she is alive and in a detention camp somewhere. My husband is now paralyzed, suffering from depression because of the loss of our daughter.

J'ai quatre filles. C'est l'aïnée qui a disparu. Elle faisait vivre la famille avec ce qu'elle gagnait. Elle a disparu pendant une des batailles les plus intenses peu avant la fin de la guerre, quand les bombardements étaient lourds. Beaucoup de gens ont dit l'avoir vue près de Vattuvaagal. Comme c'était une zone-frontière entre les LTTE et l'armée, je continue à croire qu'elle est vivante et dans un camp de prisonniers quelque part. Mon mari est maintenant paralysé, et souffre de dépression à cause de la perte de notre fille.

Image via Maatram. Utilisation autorisée

‘Nous avons livré notre fils à l'armée’

My son worked as a tailor for 15 years. This is a shirt he made himself. He used to make clothes for me and even my daughter’s children. May 17, 2009, we crossed to the army-controlled area and handed our son over to the army. We did so, believing that they would release my son. After that, we never saw him.

Mon fils a travaillé comme tailleur pendant quinze ans. Ceci est une chemise qu'il a faite lui-même. Il faisait les habits pour moi et même pour les enfants de ma fille. Le 17 mai, 2009, nous sommes passés dans la zone sous contrôle de l'armée. Nous l'avons fait en croyant qu'ils libéreraient mon fils. Après ça, nous ne l'avons jamais revu.

La crainte que leurs histoires tombent dans l'oubli est ce qui fait continuer leur mouvement de protestation aux familles. Pour beaucoup d'entre elles, la douleur reste aussi vive qu'au jour où elles ont compris que leurs êtres chers ne reviendraient pas. Eles sont prêtes à employer les grands moyens.

Le militant des droits humains Ruki Fernando a commenté :

It’s the lack of progress on the part of the government that has led to a series of protests highlighting, among other issues, the plight of families of the disappeared, political prisoners, militarisation and land occupation.

C'est l'absence d'avancée du gouvernement qui a conduit à une série de manifestations qui éclairent, entre autres questions, la détresse des familles des disparus, les prisonniers politiques, la militarisation et l'occupation des terres.

Le gouvernement Sirisena a promis de créer un Office des Personnes disparues du Sri Lanka (OMP), qui était supposé être opérationnel en septembre 2017 et examiner les diparitions de milliers de personnes pendant la guerre civile. Mais sa mise en place a été reportée à 2018, alors que les familles de ces disparus forcés attendent toujours des réponses.

Cette vidéo mise en ligne par le Center For Policy Alternatives (CPA), qui héberge institutionnellement Maatram, montre quelques-uns de ces témoignages en langue tamoule :

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