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Au Brésil, une régulation plus dure pour contrôler les « fake news » à l’approche des élections

Catégories: Brésil, Censure, Cyber-activisme, Élections, Gouvernance, Liberté d'expression, Média et journalisme, Médias citoyens, Advox

Le Brésil a créé de nouveaux mécanismes pour empêcher la propagation des « fake news », mais les militants d’un internet libre s’inquiètent pour la liberté d’expression. Image partagée par DigitalSpy sur Flickr, avec permission: CC BY-NC-SA 2.0

[Article d'origine publié le 30 décembre 2017]

Au début de décembre 2017, le gouvernement du Brésil a créé une commission pour surveiller, et peut-être faire interdire, les articles de fausses nouvelles sur les réseaux sociaux à l’approche des élections présidentielles de cette année. La nouvelle a suscité des inquiétudes parmi le public sur une possible censure.

Le « Conseil consultatif de l’internet et des élections » travaillera sous les auspices du Tribunal électoral supérieur et sera composé de des représentants du tribunal, du ministère de la Justice, du inistère de la Science et de la Technologie, de l’armée, de l’Agence nationale du renseignements, de la police fédérale, de SaferNet (une organisation non-gouvernementale qui combat la criminalité informatique en partenariat avec le ministère public fédéral) et des chercheurs de la Fondation Getúlio Vargas (une université privée).

Dans sa première réunion, le Conseil a proposé [1] la création d’un outil qui permettrait aux utilisateurs de signaler des informations qui leur sembleraient suspectes. Ceci s’ajouterait aux hotlines et formulaires en ligne où les membres du public peuvent envoyer leurs plaintes sur des irrégularités dans les médias traditionnels.

Le Conseil n’a toujours pas expliqué comment fonctionnerait l’outil, concernant les demandes aux entreprises des médias sociaux de retirer les nouvelles qualifiées de fausses, ou de contrôler les personnes et les groupes qui partagent des fausses nouvelles. Les membres du Conseil ont dit qu’ils sont en train de mener des négociations avec les entreprises des médias sociaux, dont les résultats possibles restent flous.

En décembre 2016, Facebook a introduit un outil pour signaler les fake news, et par la suite il a été démontré que beaucoup d’internautes signalent [2] des contenus comme faux avec l’intention de discréditer les informations ou les idées auxquelles ils s’opposent, même si elles sont fondées sur des faits vérifiés.

Cette initiative arrive à un moment sensible, alors que le Brésil vit une profonde incertitude politique à l’approche de l’élection de cette année, qui sera la première depuis la destitution [3] controversée en 2016 de la présidente Dilma Rousseff, du Parti des Travailleurs.

Le candidat de facto du parti pour 2018 est l’ancien président Luiz Inácio “Lula” da Silva, en tête des sondages [4] avec 34%, et qui a passé les derniers mois en tournée dans le pays, mobilisant les foules, malgré sa condamnation en juin à une peine de presque 10 ans de prison, accusé d’avoir accepté des pots-de-vin de la part des entreprises de construction pendant son mandat. La décision du tribunal sur son appel est attendue le 24 janvier.

Pendant les trois dernières années, des dizaines de politiciens ont été condamnés [5] à la suite des enquêtes à grande échelle sur les scandales de corruption [6]. Ceci a ouvert le champ aux outsiders et aux candidats d’extrême droite comme Jair Bolsonaro, le député fédéral et ancien officier militaire notoire pour ses diatribes homophobes et ses paroles dures contre les criminels et les vendeurs de drogue.

Si la condamnation [7] de Lula est confirmée, le paysage électoral sera probablement fragmenté, polarisé, et très disputé.

De nouvelles règles visant à contrôler les “fake news”

Ce conseil n’est qu’un des résultats immédiats de la préoccupation actuelle du Tribunal Electoral Supérieur concernant les « fake news ». Les juges ont défendu ouvertement la création de nouveaux mécanismes légaux pour bannir les informations qualifiées de fausses.

Pendant les auditions sur les règles pour l’élection de 2018, le juge Luis Fux, qui présidera la cour à partir de février, a évoqué [8] l'instauration de mesures préventives pour freiner la propagation des fausses informations. Un gel des actifs ou même une peine de prison figurent parmi les sanctions possibles pour ceux qui pourraient « se préparer à perpétuer ce genre de stratégie délétère qui, disons, dans un langage familier, a fait s'évaporer certaines candidatures ».

De plus, le Congrès brésilien est en train d’étudier un projet de loi qui criminaliserait le partage de fausses informations sur les réseaux sociaux, punissable d’une peine d’entre deux et huit ans de prison ou d’une amende de 1.500 à 4.000 reales (500-1200 dollars US) par jour. Le projet de loi décrit qu’il serait un crime de « publier ou partager, de quelconque manière, sur l’internet, des informations qui sont fausses ou déloyalement incomplètes au détriment de particuliers ou de personnes morales ».

Les militants d’un internet libre dénoncent le projet

Les militants d’un internet libre ont exprimé leur préoccupation concernant le projet de loi et la création du Conseil consultatif. Dans une lettre ouverte [9], publiée par la Coalizão Direitos na Rede (Coalition des droits de la Toile) pendant le Forum de l’Internet au Brésil de 2017 (une réunion régionale avant le Forum mondial sur la gouvernance de l’internet), ils ont critiqué le bilan des forces armées brésiliennes en matière de libertés individuelles (le Brésil a été dirigé par une dictature militaire, soutenue par les États-Unis, entre 1964 et 1985) :

As Forças Armadas não podem monopolizar o controle da veracidade dos fatos porque 1) não possuem essa competência constitucional; 2) não têm as condições técnicas para isso; 3) não detêm o conhecimento para distinguir fake news; e 4) não são neutras na política. Para piorar, essas instituições deixaram violentas e profundas marcas na história recente do país ao promoverem o cerceamento da liberdade de expressão e de manifestação dos brasileiros/as durante a ditadura civil-militar.

Les Forces Armées ne doivent pas monopoliser le contrôle de la véracité des faits parce que 1) elles ne possèdent pas cette compétence constitutionnelle ; 2) elles n’ont pas les compétences techniques pour le faire ; 3) elles ne possèdent pas les connaissances nécessaires pour identifier les « fake news » ; et 4) elles ne sont pas neutres politiquement. Pire, ces institutions ont laissé des cicatrices profondes et violentes dans l’histoire récente du pays en promouvant la restriction de la liberté d’expression et des manifestions publiques des Brésiliens pendant la dictature militaire-civile.

La création du conseil par le Tribunal électoral supérieur a aussi été mentionnée dans une déclaration collective signée par 38 associations d’Amérique latine et des Caraïbes, comme un exemple de l’instrumentalisation du discours sur les « fake news » pour limiter la liberté d’expression.

La lettre [10] exprime leur inquiétude que l'hystérie sur les « fake news » pourrait éclipser les efforts de longue date pour développer une meilleure régulation des monopoles [11] des médias, qui dominent le paysage médiatique traditionnel dans la région et ont participé aux campagnes de désinformation dans le passé, y compris durant les périodes électorales :

We cannot discount years of work and debate from the movement for democratization of communications and adopt the “fake news” terminology as a completely new phenomenon in Latin America. To discount old and new power imbalances concerning media ownership concentration, social media monopolies and Nation States political interests to control and manipulate speech — within and beyond its borders — opens space for serious consequences.

Nous ne pouvons pas ignorer les années de travail et de débat de la part du mouvement pour la démocratisation des communications, et adopter la terminologie des « fake news » comme si c’était un phénomène complètement nouveau en Amérique latine. Ignorer les distorsions anciennes et nouvelles de pouvoir concernant la concentration de propriété des médias, les monopoles des réseaux sociaux, et les intérêts politiques des États-nations à contrôler et manipuler le discours – à l’intérieur et l’extérieur de leurs frontières – ouvrirait le chemin à des conséquences graves.