Des fuites de documents dévoilent que les élites dirigeantes éthiopiennes embauchent des trolls des médias sociaux (et regardent du porno)

Un rassemblement de l'EPRDF à Addis Abeba en 2010. Photo d'Uduak Amimo / BBC World Service via Flickr (CC BY-NC 2.0)

Un rassemblement de l'EPRDF à Addis Abeba en 2010. Photo d'Uduak Amimo / BBC World Service via Flickr (CC BY-NC 2.0)

Au cours des deux derniers mois, une série de documents concernant les puissantes élites politiques éthiopiennes ont été divulgués en ligne.

Parmi d'autres révélations, ces fuites dévoilent que le gouvernement éthiopien a payé des commentateurs en ligne pour influencer les conversations sur les médias sociaux en faveur du parti au pouvoir. Les documents comprennent des centaines de pages de discussion et de correspondance par courrier électronique de hauts fonctionnaires éthiopiens, de multiples documents de planification du gouvernement et des comptes-rendus de réunions à huis-clos.

Les fuites sont arrivées à un tournant dans la récente crise politique en Éthiopie. Depuis la mi-2015, des milliers de personnes se sont levées en Éthiopie, réclamant plus de libertés politiques et d'égalité sociale ainsi que l'arrêt des saisies de terres par le gouvernement dans la région d'Oromia, l’État qui abrite le plus grand groupe ethnique éthiopien. La riposte du pouvoir a été brutale [fr]: des centaines de personnes ont été tuées, des milliers ont été arrêtées et les voix critiques – à la fois en ligne et hors ligne – ont été systématiquement réduites au silence.

Parmi les récentes fuites, qui ont commencé à circuler sur Facebook en novembre 2017, l'un des documents les plus révélateurs est une liste d'individus qui semblent avoir été rémunérés pour promouvoir la coalition au pouvoir sur les médias sociaux. La liste montre les noms des soi-disant “commentateurs de médias sociaux” avec leurs fonctions et la somme précise d'argent qu'ils auraient reçue pour leurs publications en ligne. La plupart des personnes énumérées sont des fonctionnaires.

La liste corrobore les preuves précédentes selon lesquelles le gouvernement éthiopien a recruté des commentateurs en ligne pour promouvoir sa politique et harceler ses opposants.

Les communautés en ligne en Éthiopie ont appelé ces commentateurs payés des “cocas”, terme familier en amharique (la langue la plus parlée dans le pays) qui peut se traduire par “cadres méprisables”. En amharique, ce terme désigne généralement les personnes qui se vendent pour de l'argent facile. Mais dans ce cas, la plupart des commentateurs répertoriés figurent déjà sur les registres des personnels publics.

Qui est responsable de ces fuites ?

L'origine des fuites a fait l'objet de rumeurs et de contestations à plusieurs niveaux. Les documents ont été initialement envoyés à des militants de la diaspora à partir de deux comptes Facebook au moins, appartenant tous deux à fonctionnaires, en novembre 2017.

La première fuite connue de la liste “coca”, provient du compte Facebook de Gebremichael Melles Gebremariam, un employé du bureau des affaires de communication de l’État de Tigray. Gebremariam a d'abord nié avoir envoyé ces documents, affirmant que son compte avait été piraté. Mais il a ensuite fait marche arrière sur cette affirmation. La rumeur actuelle est qu'il a été congédié.

Peu de temps après la fuite initiale, d'autres documents ont commencé à arriver dans les boîtes de réception des militants de la diaspora, cette fois en provenance du compte Facebook du directeur du bureau fédéral des Communications, Haddush Kassu. Ensuite, Haddush a commencé à dénoncer publiquement les responsables gouvernementaux impliqués dans les fuites. Le 18 janvier, il s'en est pris au vice-Premier ministre Debretsion Gebremichael dans une publication publique sur Facebook.

On ignore si les documents que Haddush a envoyé lui-même ont été piratés.

Les “cocas” promeuvent le discours pro-gouvernemental

Les révélations des responsables politiques et de l’État payant des “cocas” pour promouvoir en ligne l'agenda des détenteurs du pouvoir correspondent à une récente montée de la polarisation et du discours de haine sur les médias sociaux, parallèlement à une persécution accrue des journalistes indépendants.

Selon la liste “coca” révélée, au moins treize commentateurs ont chacun reçu au moins 300 dollars US (une grosse somme en Éthiopie, où le PIB moyen par habitant [fr] était de 660 dollars en 2016) pour des articles de blog ou des messages Facebook qu'ils ont écrits sur ordre de la coalition au pouvoir.

Liste de commentateurs internet rémunérés. Image largement partagée sur Facebook

Parmi les personnes mentionnées sur la liste figurent Daniel Berahane et Dawit Kebede, respectivement rédacteurs de deux sites internet d'information éthiopiens, HornAffairs et Awaramba Times . Les deux journalistes sont depuis longtemps accusés de mener une campagne d'information pro-gouvernementale, notamment en temps de tension politique accrue.

Au cours des dernières années, des journalistes éthiopiens indépendants écrivant sur les affaires gouvernementales, la corruption et les droits de l'homme ont été arrêtés ou forcés à l'exil en masse. Le vide d'information qui en résulte est donc rempli par les militants de l'opposition et les contestataires qui travaillent souvent pour des organes de médias basés dans la diaspora pour attirer l'attention du monde sur la répression militaire brutale contre les protestations qui a fait plus de 1200 morts et a conduit à plusieurs vagues d'arrestations massives depuis mi-2015.

Dans la foulée de la liste, il y a eu une fuite distincte de ce qui semble être une proposition visant à contrer les groupes d'opposition utilisant les plateformes de médias sociaux. Le document en langue amharique du bureau de la coalition gouvernementale éthiopienne qui dirige le pays depuis longtemps, le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF), énumère des solutions et des stratégies pour réduire l'influence des militants en ligne basés dans la diaspora.

Le document décrit également comment les autorités ont ordonné aux commentateurs payés d'attaquer les personnes qui luttent pour la démocratie et de faire l'éloge des idéologies de la coalition au pouvoir. Le document encourage ses membres à publier des commentaires sur Internet en se faisant passer pour des citoyens ordinaires.

D'autres documents montrent que l'agence d'espionnage éthiopienne Information Network Security Agency , connue pour surveiller et censurer les journalistes et les dissidents politiques, a émis un ordre de paiement de 12 000 dollars pour envoyer deux de ses agents en Chine suivre une formation spéciale. Les documents ne spécifient pas le type de formation que les deux agents étaient censés recevoir, mais cette information a commencé à apparaître avec la publication de discussions ultérieures en ligne.

Cinq semaines après la divulgation de la liste, un autre document a fait surface montrant un échange écrit sur Facebook Messenger entre deux fonctionnaires – Haddush Kassu et un agent de haut niveau de l'agence d'espionnage éthiopienne, Zeray Hailemariam – qui étaient furieux des fuites et de la divulgation des commentateurs payés.

L'un a déclaré que les fuites constituaient des menaces à leur sécurité et s'est engagé à demander l'aide de l'Agence de sécurité des réseaux d'information pour enquêter sur la source des fuites. L'autre a accusé un “agent de communication régional mécontent” d'avoir divulgué les noms à des rivaux politiques basés dans la diaspora.

À un moment de l'échange, les agents de l'agence d'espionnage éthiopienne ont suggéré qu'ils devraient encourager un “soldat courageux” comme Daniel Berahane «qui combat tous les extrémistes». En réponse, le responsable des affaires de communication du gouvernement a confirmé son soutien et a répondu: “Nous lui payons 33 000 [birs, environ 1200 dollars] pour deux articles.”

L'échange entre les deux hauts responsables du gouvernement jette également une lumière sur la lutte de pouvoir à la tête du parti éthiopien, où des conflits internes ont conduit des dirigeants à embaucher des personnes comme Daniel et Dawit pour déstabiliser les opposants politiques ou pour gagner la faveur des missions diplomatiques étrangères et des organisations internationales basées à Addis Abeba. Daniel et Dawit ont joué un rôle de premier plan dans la réaction des médias pro-gouvernementaux contre les militants de l'opposition et les médias de la diaspora.

A quoi sert le ministre de la Communication et des Technologies de l'information?

D'autres révélations ont mis en évidence les habitudes en ligne de l'ancien vice-Premier ministre et ministre des technologies de l'information et de la communication de l'Éthiopie, Debretsion Gebremicheal.

Le 16 décembre 2017, un membre du cercle restreint du parti au pouvoir a diffusé de captures d'écran de dix années de la page Facebook de Debretsion Gebremicheal. Au bout de deux jours seulement, les images ont été retirées le 18 décembre 2017 sans aucune explication.

Debretsion n'a pas de respect pour la femme pas plus que pour lui-même. D'accord, vous pouvez y aller et dire que votre compte a été compromis. Quelqu'un va-t-il être piraté dix fois ? Sûrement pas !

Pour Debretsion, cela semble particulièrement malvenu, puisqu'il n'avait même pas nettoyé son historique de navigation ni crypté ses communications en ligne, ce qui signifie qu'il était beaucoup plus facile que d'habitude pour les pirates de voler son historique de navigation. Une erreur d'amateur pour quelqu'un qui se présente comme étant au sommet du “renseignement” du pays.

Abebe Gelaw, un éminent journaliste de la diaspora, a monté un dossier révélateur de quinze pages après avoir examiné plus de deux cents pages de l'historique de navigation embarrassante et salace du Dr Debretsion.

Mais l'un des aspects les plus intéressants de l'histoire elle-même était l'origine des révélations. Les documents sont censés provenir de diverses sources, certains disent que ce sont des initiés mécontents qui les ont divulgués, d'autres, que ce sont des pirates qui sont responsables. Mais à partir d'une circulation incohérente de fuites, la vision commune qui émerge c'est qu'une lutte de pouvoir sans précédent se produit au sein de l'élite dirigeante éthiopienne.

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