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Le Premier ministre australien accusé de brandir la peur après sa mise en garde contre les “gangs africains”

Catégories: Afrique Sub-Saharienne, Océanie, Australie, Sud Soudan, Droit, Ethnicité et racisme, Jeunesse, Média et journalisme, Médias citoyens, Politique, Réfugiés
Screen Shot - Constance on the Edge trailer [1]

Capture d'écran de la bande-annonce de ‘Constance on the Edge – What it takes to belong’, un documentaire sur une famille de réfugiés du Sud-Soudan se construisant une vie en Australie. Cliquez sur l'image pour la visionner.

(Article d'origine publié le 10 janvier 2018) La première semaine de la nouvelle année en Australie a été dominée par la question des soi-disant gangs africains.

Le Premier ministre Malcolm Turnbull, originaire de Sydney, capitale de l'État de Nouvelle-Galles du Sud, a déchaîné un tollé [2] lorsqu'il a accusé le gouvernement de l’État de Victoria de ne pas affronter la question des violences commises par des gangs de jeunes Africains à Melbourne.

Il a été soutenu par le ministre de l'Immigration et des Affaires intérieures, Peter Dutton, de l'État du Queensland, qui a affirmé que les Melbournais avaient peur [3] d'aller au restaurant à cause de l'augmentation de la délinquance urbaine.

Aussi bien Turnbull que Dutton sont membres du Parti libéral, tandis que le gouvernement de l'État de Victoria est dirigé par le Parti travailliste. Les déclarations arrivent dix mois avant les élections dans le Victoria et à un moment de montée du nationalisme [4] [fr] à travers le pays.

Les allégations d'agitation de la peur et de racisme ont vite provoqué des réactions ; cependant, certains pensaient que le premier ministre parlait simplement d'un véritable problème de criminalité.

Les gangs de jeunes Africains sont-ils un réel problème dans le Victoria ?

La question avait d'abord été soulevée en 2016 au sujet du controversé gang Apex [5], que la police avait déclaré “insignifiant” en avril 2017. Plus tard dans l'année, une série de crimes récents, de vandalismes et d'agressions, a attiré l'attention nationale. Les incidents ont été imputés à des groupes de jeunes Africains.

Cette vague de violence de “gang” correspond à la perception de certaines personnes :

Incroyable combien de personnes ici essaient de dire que les gangs de jeunes Africains ne sont pas un problème à Melbourne. Ma belle-mère vit dans la banlieue ouest et croyez-moi, c'est un énorme problème.

Cependant, beaucoup ont contesté le fait qu'il y ait des gangs en tant que tels. Pieces of the Puzzled @chris8875 affirme être de l'une des banlieues sensibles :

Tarneit ? Je vis, nous vivons, à Tarneit. “Gangs” d'africains? Foutaises absolues. Un petit nombre de mauvais éléments … Oui, mais quel groupe n'en a pas ?

Le Police Accountability Project [8] (Projet de la police sur la responsabilité) basé à Victoria, est de ceux qui se demandent si une vague de délinquance urbaine parmi les jeunes Africains existe réellement, arguant que “les considérations basées sur l'ethnicité étaient sélectives” :

[…] for crimes involving caucasian people, the suspect’s ethnic background is not relevant to mention, but for the same crimes involving people of African background, we hear conjecture and discussion about the backgrounds, culture, community, and the ethnicity of those involved.

[…] pour les crimes impliquant des personnes blanches, la mention de l'origine ethnique du suspect n'est pas utile, mais pour les mêmes crimes impliquant des personnes d'origine africaine, nous entendons des conjectures et des discussions sur les origines, la culture, la communauté et l'ethnicité des personnes impliquées.

Le projet cite également des données qui remettent en question la notion de montée de la criminalité des jeunes Africains :

[…] Victoria does not have a youth crime wave – ethnic or not. […] Youth crime rates in Victoria have been slowly declining for more than a decade. Crime Statistics Agency research [9] has shown that most youth crimes are by a small proportion of repeat offenders. Despite this, there’s been a jump in aggravated burglaries and some violent crime types that has got everyone’s attention.

[…] Evidence showed that migrant youth and newly arrived migrants are not involved in criminal activity with less than 10 per cent being overseas born offenders. The second-highest country, after Australia, of alleged offenders in Victoria is New Zealand (2.8 per cent of the total offenders), followed by Indian (1.5 per cent), Vietnamese and Sudanese (both 1.4 per cent).

Victorian Crime Statistics Agency clearly show that the vast majority of offenders in Victoria are Australian born and older than 25.

[…] Le Victoria n'a pas de vague de délinquance juvénile – à caractère ethnique ou non. […] Les taux de criminalité chez les jeunes dans le Victoria déclinent lentement depuis plus d'une décennie. Les recherches de l'Agence de statistiques sur la criminalité montrent [9] que la plupart des crimes commis par des jeunes le sont par une faible proportion de récidivistes. Malgré cela, il y a eu une multiplication des cambriolages aggravés et certains types de crimes violents qui ont attiré l'attention de tout le monde.

[…] Les faits montrent que les jeunes migrants et les migrants nouvellement arrivés ne sont pas impliqués dans des activités criminelles : moins de 10% sont des délinquants sont nés à l'étranger. Le deuxième pays d'origine des présumés coupables, après l'Australie, est la Nouvelle-Zélande (2,8 % du total des délinquants), suivi des Indiens (1,5 %), des Vietnamiens et des Soudanais (1,4 % chacun).

L'Agence des statistiques sur la criminalité de l’État de Victoria montre clairement que la grande majorité des délinquants dans le Victoria sont nés en Australie et ont plus de 25 ans.

Le discours sur les “gangs”

Le gouvernement de l’État de Victoria et la police ont semblé hésiter [10] dans leur gestion de la question, niant d'abord l'existence de gangs, puis en expliquant comment ils affrontaient le problème.

Lors d'une conférence de presse, le commissaire en chef par intérim Shane Patton a contredit ce que son adjoint avait affirmé quelques jours plus tôt et a déclaré que les “jeunes voyous” en question n'étaient pas organisés, mais “se comportent comme des gangs de rue” :

We have for a significant period of time said that there is an issue with overrepresentation by African youth in serious and violent offending as well as public disorder issues.

Nous disons depuis longtemps qu'il y a un problème de surreprésentation des jeunes Africains dans les affaires de crimes graves et violents ainsi que de troubles à l'ordre public.

Le footballeur et militant communautaire Nelly Yoa s'est employé à répéter publiquement que “ça suffit”. Dans l'interview ci-dessous, il a déclaré à SkyNews :

Nous avons un problème de gangs, résolvons-le … Les Melbournais sont «fatigués de devoir vivre dans la peur».

Nelly est arrivé en Australie en tant que réfugié du Sud Soudan en 2003. Une grande partie du débat a porté sur les jeunes d'origine sud-soudanaise.

Richard Deng, un dirigeant de la communauté sud-soudanaise, conteste [15] toutefois l'appellation donnée aux “gangs”. Parlant avec la chaine TV ABC news, il a fait remarquer que les jeunes en question sont australiens d'origine africaine, et pas des Africains.

Il a également soutenu que le “tout petit nombre” d'Africains impliqués ne sont pas des membres de gangs, mais simplement des jeunes désœuvrés. La solution, a t-il dit, est de les réinsérer avec un emploi ou l'école, mais pas de les isoler davantage en les étiquetant.

Accusations de politique partisane et à “double sens”

Certains commentateurs ont accusé [16] le Premier ministre d'opportunisme, suggérant qu'il joue la politique partisane dans une année électorale victorienne en prétendant l'existence d'une crise des gangs africains. L'élection est prévue pour la fin novembre.

L'écrivain basé à Sydney Osaman Faruqi a soutenu dans un article sur le site d'informations locales Junkee [17] que :

[…] if there’s one thing conservatives love doing in an election year it’s breaking the emergency glass and pushing the giant red button labelled “race”.

[…] The insidious thing about this kind of craven political campaigning is that the details and facts don’t matter. The conservatives think that as soon as the topic shifts to law and order, as opposed to things like health and education policy, they win.

[…] S'il y a une chose que les conservateurs adorent faire en année électorale, c'est briser la vitre de secours et appuyer sur le bouton géant rouge “race”.

[…] Ce qu'il y a d'insidieux dans cette façon lâche de faire campagne, c'est que les détails et les faits n'ont pas d'importance. Les conservateurs pensent que dès que le sujet glisse vers le maintien de l'ordre, par opposition à des choses comme la santé et la politique de l'éducation, ils gagnent.

En outre, Turnbull et les politiciens [18] qui le soutiennent ont été accusés de “dog-whistling”, faisant appel à des sentiments anti-immigration et de racisme. Wikipédia définit le dog-whistling [19] (une expression utilisée dans le monde politique anglo-saxon) comme «un langage codé qui semble signifier une chose pour la population en général mais qui a un message supplémentaire, différent ou plus spécifique pour un sous-groupe ciblé”.

John Wren a proposé une liste de possibilités sur Twitter :

Aujourd'hui @PeterDutton_MP a déclaré que les Melbourniens ont trop peur des gangs africains pour aller au restaurant. Est-ce qu'il :

a) ment;
b) pratique un double langage;
c) est raciste;
d) projette ses propres peurs irrationnelles;
e) est un idiot;
f) est tout ce qui précède

“Les médias et la politique réactive en pire”

Les médias sociaux ont été dominés par des réactions humoristiques à la perception de “manipulation de la peur”. Le hashtag #MelbourneBitesBack [23](‘Melbourne mord en retour’) et “Peter Dutton” ont été en tête de tendance sur Twitter au cours de la semaine, concurrençant le match amical de cricket des Sydney Ashes contre l'Angleterre.

Le groupe activiste GetUp! a rejoint la discussion avec cette suggestion :

Melbournais – si vous vous allez au restaurant ce soir, pourquoi ne pas envoyer une photo de votre dîner à @PeterDutton_MP ? Montrons-lui que nous ne sommes pas affectés par sa campagne de peur.

Beaucoup d'utilisateurs de Twitter ont suivi la même veine :

Hé @PeterDutton_MP Je suis sorti la nuit dernière dans la belle Melbourne. Voici une photo rapide d'un restaurant plein à craquer. Nous n'avons pas de problème de violence des gangs et personne n'a peur de sortir dîner. Merci d'arrêter votre politique de la peur et emportez votre racisme ailleurs.

En tant que personne qui mange tout le temps dans les restaurants parce qu'elle ne peut pas vraiment cuisiner, j'ai plus peur de tomber sur PeterDutton dans un restaurant ce qui me ferait perdre tout le contenu de mon estomac.

Chris Graham, rédacteur en chef du blog New Matilda a présenté “18 des meilleurs restaurants de Melbourne où des gangs de jeunes Africains ne vous tueront probablement pas [29]” avec son ironie habituelle :

African Youth Crime Gangs are out of control in Melbourne. People are being slaughtered. And then eaten alive, after they’ve been slaughtered. And then re-animated and slaughtered again. It’s that bad.

[…] New Matilda hit Melbourne town to find out the best places to eat where you won’t get stabbed or maimed or killed. Turns out the safest place to eat, amidst the chaos and panic, is at an African restaurant.

Les gangs criminels des jeunes Africains sont hors de contrôle à Melbourne. Des gens sont assassinés. Puis bouffés vivants, après avoir été masacrés. Et puis réanimés et massacrés à nouveau. C'en est à ce point.

[…] New Matilda a sillonné la ville de Melbourne pour trouver les meilleurs endroits où manger, sans risquer de se faire poignarder, mutiler ou tuer. Il s'avère que l'endroit le plus sûr pour manger, au milieu du chaos et de la panique, est dans un restaurant africain.

Mais tout le monde n'était pas d'accord avec cette approche :

Qu'ils sont prétentieux, ignorants et naïfs ceux de (banlieues orientales?!) l'intelligentsia #MelbourneBitesBack au point de dédaigner de manière flagrante le vécu des gens dans la banlieue ouest. “Mordez en retour” en aidant la communauté “africaine” à résoudre un vrai problème qui les affecte – et les autres aussi

Le journaliste Jonathan Green, qui chevauche les anciens comme les nouveaux médias, a été très critique envers certains de ses collègues :

L'histoire des gangs est celle des médias et de la politique réactive à son paroxysme : réduire la complexité des problèmes sociaux, économiques, d'identité, de justice, d'inégalité et d'insertion à un jeu cynique conçu uniquement pour susciter la peur et l'avantage politique. C'est un exercice grotesque. Cela nous trahit tous.

Cependant, la réponse de l'écrivain sur le football Michael Sapro confirme que c'est un problème qui ne va pas disparaître de sitôt.

Comment vous sentiriez-vous si vous aviez été battu et dévalisé par un de ces gangs, et que quelqu'un qui est comme vous prétende mensongèrement que cela n'a pas eu lieu ? Les flics sont à la recherche de ces voyous. Ne rendez pas leur travail plus difficile.

L'opposition du Victoria a demandé une session spéciale du parlement d'Etat [35] pour débattre de la délinquance urbaine.