Bloquer Viber ? Taxer Telegram ? Les entreprises de télécommunication sous pression au Tadjikistan

Illustration de Hussam Al-Zahrani.

Sauf mention contraire, les liens de cet article renvoient vers des pages en tadjik ou en russe.

Pour tenter d'endiguer une crise de liquidités, le Tadjikistan adopte une posture de plus en plus menaçante envers les entreprises de communication numérique. Depuis quelques mois, le gouvernement a pris des mesures visant à monopoliser l'accès aux services internet et à révoquer les licences des services d'appel en VoIP [fr] bon marché. Certaines applications populaires de messagerie mobile font également apparemment l'objet de restrictions.

Tous ces changements seraient susceptibles d'être coûteux pour les utilisateurs du Tadjikistan, le plus pauvre des pays de l'ancien bloc soviétique.

Début janvier 2018, le service de communication de l'État a ordonné aux fournisseurs d'accès à internet (FAI) privés d'acquérir leur infrastructure numérique exclusivement auprès de l'entreprise publique Tojnet (gérée par Tojiktelecom, l'entreprise de télécommunication détenant le monopole d'État) plutôt que de passer directement, comme à leur habitude, par le Kirghizistan limitrophe.

Le 18 décembre 2017, les autorités avaient déjà révoqué les licences des FAI leur permettant de fournir des services VoIP bon marché via un protocole connu sous le nom de NGN (New Generation Network, Réseau Nouvelle Génération).

Dès le début de l'année 2018, des utilisateurs ont fait état de difficultés à passer des appels via l'application d'appel et de messagerie Viber, et ont suspecté le gouvernement de la bloquer.

Bien que des fonctionnaires aient affirmé que ces mesures ont été prises dans un objectif de « sécurité nationale » suite à des « menaces extrémistes », les motivations derrière la révocation du protocole NGN et le blocage des fonctions d'appel audio et vidéo de Viber semblent être d'ordre économique plus que politique. Ces services permettaient à des millions de citoyens de garder contact avec leur famille et leurs amis à l'étranger sans passer de coûteux appels internationaux et étaient devenus une épine dans le pied de l'entreprise publique Tojiktelecom.

Plus d'un million de Tadjiks sont expatriés, principalement en Russie. Sans l'aide d'applications comme Viber, ils utiliseraient très certainements les lignes internationales pour appeler leurs proches, générant des revenus supplémentaires pour Tojiktelecom, qui sert de commutateur téléphonique international, ou bien contacteraient leurs proches moins souvent.

Les applications de messagerie face à un avenir incertain

Alors que de nombreux utilisateurs se sont plaints que Viber était devenu inaccessible au début de l'année, certains problèmes relatifs à son utilisation se sont par la suite évaporés dans de mystérieuses circonstances.

Viber a recommencé à fonctionner vers le 20 janvier, mais de façon inconsistante. Certains utilisateurs ont signalé qu'ils ne peuvent pas passer d'appel, alors que d'autres [en] déclarent que l'application fonctionne parfaitement. IMO, une autre application populaire de messagerie, demeure quant à elle entièrement fonctionnelle.

Curieusement, le site d'information Akhbor a affirmé que la reprise (potentiellement partielle) de Viber est le fruit de l'intervention de Rustam Emomali, le maire de 30 ans de la capitale Douchanbé, qui est aussi le fils de l'autocrate de longue date, Emomali Rahmon.

Alors que ce rapport ne se fonde que sur le témoignage d'une seule source gouvernementale anonyme, la déclaration semble plausible.

Considéré comme le successeur le plus probable de son père de 65 ans, Emomali utilise régulièrement les applications et les médias sociaux pour améliorer son image publique à son nouveau poste, après un passage [en] à la direction des services douaniers et à l'agence publique de lutte contre la corruption.

Selon le site web d'information régional EurasiaNet.org :

Only three months ago [Emomali] ordered the creation of a channel on Viber through which the general public could get in touch with the city government, so he is hardly likely to want to see the app being squeezed out.

Il seulement trois mois [Emomali] a ordonné la création d'une chaîne sur Viber au travers de laquelle le grand public pourrait entrer en contact avec les autorités municipales. Il est donc peu probable qu'il veuille que l'application fasse l'objet de restrictions.

Le secteur de la communication : une vache à lait

Peu de grandes entreprises opèrent au Tadjikistan. Ce pays de 8,5 millions d'habitants est majoritairement agricole et dépend largement des sommes envoyées par ses travailleurs expatriés, lesquelles ont chuté suite à la récession économique en Russie.

Cette situation place les entreprises de télécommunication et les FAI parmi les plus importants contributeurs au budget du Tadjikistan. En plus des impôts, ces entreprises remplissent les caisses de l'État par le biais d'autres cotisations.

Au début de l'année 2017, au moins trois grandes entreprises de télécommunication, deux russes (Megafon et Beeline) et une européenne (Tcell), ont reçu des amendes pour fraude fiscale de 14 à 30 millions d'euros. Les entreprises ont porté l'affaire devant un tribunal local mais ont perdu. La seule entreprise majeure de télécommunication locale, Babilon-M, avait été condamnée à payer une amende de 47 millions d'euros en 2014.

Le Tadjikistan s'attend à ce que les entreprises technologiques mondiales rentrent dans le rang et paient. À la fin de l'année 2017, les médias ont signalé que les autorités cherchaient à imposer Google, Alibaba Group et Telegram.

Ces articles se sont fondés sur une lettre de septembre 2017 divulguée en décembre 2017, qui avait été envoyée au gouvernement du Tadjikistan par le comité fiscal local. Dans cette lettre, le responsable du service des impôts Nusratullo Davlatzoda se plaignait que la Russie ait perçu en 2017 des milliards de roubles de Google, Apple, Alibaba, Amazon et d'autres.

Davlatzoda a suggéré qu'en répliquant l'approche russe, le Tadjikistan pourrait parvenir à régler son problème de déficit budgétaire.

Cette même lettre amène également à croire que la tentative de blocage de Viber se fondait sur des préoccupations économiques.

Davlatzoda a accusé les applications de messagerie mobile, dont Viber, WhatsApp et IMO, de permettre aux citoyens tadjiks de communiquer sans frais avec leurs proches résidant en Russie :

Зарурат ба миён омадааст, ки барои ба танзим даровардани амалиёт дар интернет чораҳои дахлдор андешида шавад. Ҳамчунин, ба қонуни андоз ворид кардани талабот оид ба нигоҳ доштан ва ба буҷет гузарондани андозҳо аз хидматрасонии электронӣ, аз ҷумла ҷорӣ кардани андоз аз Интернет, ба мақсад мувофиқ мебошад

Il faut prendre des mesures appropriées pour réglementer toutes actions conduites sur Internet. Il est nécessaire d'introduire une disposition fiscale prévoyant l'obligation de payer des impôts relatifs à la procuration de services sous format électronique, y compris un impôt sur Internet.

Le site d'information Akhbor a par ailleurs repris les mots prononcés par ce même fonctionnaire il y a quelques années, alors qu'on lui demandait pourquoi le gouvernement augmentait les impôts des opérateurs de téléphonie mobile :

Ҳозир ҳар як пойлуч соҳиби телефони мобил шудааст…

Maintenant, même les va-nu-pieds ont un téléphone portable…

Les blocages peuvent aussi être politiques

Alors que les plus récentes restrictions sur les activités en ligne semblent trouver leur origine dans la mauvaise situation économique du pays, d'importantes plateformes ont auparavant été bloquées pour des motifs politiques et sécuritaires.

Ainsi, on se souvient que Youtube est devenu inaccessible [en] en 2013 après qu'une vidéo du président Rahmon en train de danser et de chanter au mariage de son fils est devenue virale. En 2014, le réseau social russe Odnoklassniki a planté [en], soi-disant à cause de sa popularité parmi les Tadjiks ayant rejoint les rangs de groupes extrémistes combattant en Syrie. Facebook, une plateforme utilisée par la cyber-opposition [en] à la famille Rakhmon, a également été bloqué à de maintes reprises. Ces blocages s'ajoutent à de nombreux autres sur de sites et de blogs mineurs.

La plupart sont attribués au directeur de la communication du pays, Beg Sabur, qui fait lui aussi partie de la famille étendue du président Rahmon par son mariage.

Sabur (auparavant connu sous le nom de Beg Zokhurov) avait acquis une notoriété internationale en 2012 après avoir convoqué [en] le fondateur de Facebook Mark Zuckerberg à Douchanbé « pendant [ses] heures de bureau ». Nul besoin de dire que Zuckerberg n'avait pas pris la peine de lui répondre.

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