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A la recherche des cadrages avec Media Cloud, pour une lecture et écriture consciente de l'information

Catégories: Médias citoyens, NewsFrames

Politique et gouvernement, manifestations et émeutes, agriculture, paysans, alimentation : les cinq thèmes les plus fréquents détectés dans les articles sur les manifestants de paysans en Inde, en utilisant un modèle d'apprentissage-machine mis au point au Media Lab du MIT, Comment les actualités indiennes ont couvert les manifestations paysannes de 2017 : Etude quantitative [1]. Utilisation autorisée.

(Entretien originellement publié le 5 janvier sur le site de NewsFrames)

Un des privilèges que donne le travail avec le projet NewsFrames, ce sont les opportunités offertes de penser en profondeur le défi du cadrage dans les médias — comment définir le problème étudié [2], par exemple, ou les valeurs à la base de sa perspective [3].

Dans ce récent échange avec les gens de Media Cloud [4], une plate-forme open source pour l'étude des écosystèmes médiatiques, qui est aussi un partenaire de NewsFrames, nous réfléchissons à un autre aspect du cadrage (framing en anglais) : qui est affecté par la manière dont les récits sont présentés ? Considérons, par exemple, le traitement journalistique des manifestants. Dans cet entretien, les chercheuses Anushka Shah et Natalie Gyenes se penchent avec nous sur les implications.

Global Voices: Quelle est votre définition de “frame (cadre)” ou “framing (cadrage)” ?
Anushka: Nous avons beau être un organisme de recherche sur les médias, la définition du ‘framing’ou cadrage est la question à un milliard de dollars à l'intérieur de notre équipe !

Je le comprends comme une perspective particulière choisie pour représenter un sujet. Imaginez que vous êtes photographe et que votre tâche est de raconter l'histoire d'un parc de quartier en une seule image.

Vous pouvez choisir de prendre une photo de deux frères et sœurs s'amusant sur la balançoire pour présenter le parc comme un espace sûr et joyeux, ou bien zoomer sur les seringues vides jonchant le sol autour du banc pour montrer qu'en fait il est tout le contraire. Vous pourriez centrer sur les arbres et le feuillage pour montrer l'importance de préserver des espaces verts dans la ville, ou sur l'organisme communautaire qui utilise ce lieu pour des rencontres et la mise sur pied d'activités de quartier. Chacun de ces cadrages nous raconterait une histoire différente sur le rôle du parc.

Natalie: C'est une très bonne question, et l'exercice de réflexion d'Anushka est en plein dans le mille. Nous en avons énormément discuté dans notre groupe, pour trouver que parler de la définition spécifique du cadrage est liée au domaine, ou à la “focale” avec laquelle quelqu'un aborde la question.

Ma compréhension du cadrage est qu'il englobe la diversité des manières dont l'information peut être emballée et présentée à une audience. Une même information peut être partagée différemment selon le contexte dans lequel elle est placée.

Global Voices: Pouvez-vous nous donner un exemple?
Anushka: Les récits des médias sont pleins de cadrages. Prenons l'exemple de la couverture aux USA de l'ouragan Maria à Porto Rico par rapport à celle de l'ouragan Harvey à Houston, Texas. Quand nous avons utilisé notre plateforme Media Cloud pour étudier la différence linguistique dans la couverture, nous avons constaté que le traitement de Harvey se centrait sur l'humain : les souffrances des victimes, comment faire des dons, le matériel nécessité sur le terrain. Maria de son côté se focalisait sur le politique : les tweets de Trump, les ripostes du maire de Porto Rico, et le rôle de la FEMA, l'agence fédérale étasunienne de gestion des situations d'urgence.

La différence de cadrage s'explique peut-être parce que les organes de médias ont senti une lassitude de leurs lectorats alors que Maria était la troisième catastrophe à la suite, ou bien, comme on le voit souvent dans la couverture de populations minoritaires, on s'intéresse moins pour elles à l'angle humain.

Natalie: Pensons aussi aux points de vue partagés dans les narratifs médiatiques, et comment ceux représentés par les médias peuvent contribuer à façonner ce que le public pense sur une question. Prenons comme exemple la collaboration dans les débuts entre NewsFrames et Media Cloud [5] quand nous avons utilisé nos outils pour explorer comment les thèmes autochtones sont couverts dans les média.

Notre examen de la couverture médiatique relative au Dakota Access Pipeline (DAPL) a mis au jour comment les médias traditionnels décrivaient la question avec un cadrage différent de celui utilisé par les tribus amérindiennes de la réserve de Standing Rock dans le Dakota du Nord. Dans des entretiens avec des Amérindiens, comme dans les sources médiatiques amérindiennes, les individus se déclaraient “protecteurs de l'eau”, ce qui est très différent du fort cadrage “protestataires” prévalant dans les médias dominants. Utiliser ce cadre de “protestataires” détourne la focalisation des thèmes plus vastes et systémiques de l'accès à la terre et de la qualité de l'eau, pour ne voir que les événements immédiats se produisant en opposition au pipeline. Et cela écarte la prise en compte des communautés locales dans la couverture médiatique.

Global Voices: On peut supposer que vous trouvez important que l'on comprenne le cadrage, puisque c'est votre domaine de travail. Mais pourquoi est-ce important, et/ou quels sont les défis en ce moment même ?

Anushka: Je pense que l'étude des cadrages est très importante, car les intentions et motivations leur sont étroitement liées. Pourquoi choisissons-nous de raconter une histoire plutôt qu'une autre ? Identifier un cadre nous permet de pénétrer les motifs de l'auteur de ce cadre, ce qui est essentiel pour connaître les distorsions à l'intérieur de l'information qui nous est présentée.

J'aime lire les informations plutôt politiquement orientées à gauche qu'à droite, mais une plus grande conscience des cadrages m'a fait me rendre compte que je ne fais peut-être que confirmer mes partis-pris au Iieu de vraiment chercher à savoir ce qui se passe dans le monde. Le défi maintenant, c'est, comment arriver à savoir ce que je ne sais pas ? Comment aller au-delà de ma zone de confort tout en sachant que je serai mal à l'aise ?

Natalie:
J'ai l'impression que la simple conscience du concept de cadrage est importante : comprendre que ce que nous lisons est filtré ou contextualisé nous aide à devenir des consommateurs plus critiques d'information. Et, comme l'a dit Anushka, cela peut aussi fournir un exercice important de mise en perspective.

L'attention médiatique est un aspect important du cadrage : “Pendant au moins deux jours, ‘neutralité du net’ a été un terme de recherche plus populaire que ‘Kanye West’, ‘Kim Kardashian’, et même ‘Justin Bieber’ (USA seuls) – extrait de Net Neutrality, Kanye, and Hot Dogs [6] sur le blog de Media Cloud.

Qu'est-ce qui à votre avis serait à la portée des auteurs et lecteurs ordinaires d'informations en matière de cadrage ?

Anushka: Je pense qu'en tant que lecteurs d'informations nous devons commencer à aborder les contenus avec la même tolérance que nous préconisons pour aborder les personnes. Nous pouvons ne pas aimer ce que dit quelqu'un à l'autre bout du spectre, ce n'en est pas moins important de l'entendre car nous avons probablement quelque chose à en apprendre. Ça ne veut pas dire que nous devons forcément l'approuver.

En pratique, c'est difficile de lire du contenu très loin à gauche ou très loin à droite de sa position, mais si vous êtes un lecteur du New York Times aux États-Unis, lisez peut-être un peu plus le Wall Street Journal ou regardez Chris Wallace dans l'émission Fox News Sunday et vice versa.

Au-delà des affinités partisanes, en lisant sur des sujets, essayez d'interagir davantage avec le contenu en vous posant des questions comme : Qui est affecté par cette question ? Comment pourraient-ils ressentir ce cadrage ? Ce cadrage est-il centré sur un angle juridique, politique, économique ou social, et à quoi ça ressemblerait avec les autres ? Par exemple, les narratifs des médias sur l'agression sexuelle sont dominés par un cadrage policier-judiciaire, sans prendre en considération les effets psychologiques et sociaux sur les femmes.

Global Voices: Pouvez-vous nous parler un peu de vous-mêmes ?

Anushka: Je suis chercheuse spécialisée sur le projet Media Cloud au Media Lab du MIT.

Natalie: Je suis une crack auto-proclamée en santé mondiale, optimiste invétérée, et conteuse en formation. Beaucoup de ce que j'apprends et fais en ce moment provient de mon activité de post-doctorante au Berkman Klein Center et de chercheuse associée dans le projet Media Cloud au Media Lab du MIT.

Global Voices: A propos, où vivez-vous et quelles langues parlez-vous ? Nous sommes une communauté internationale et aimons connaître les environnements d'où parlent les personnes.

Image : Anushka Shah.

Anushka: Je passe environ les deux tiers de mon temps à Cambridge, Massachusetts, et le dernier tiers à Mumbai, où j'ai grandi et que je considère toujours comme chez moi !

Je parle anglais, hindi (la langue nationale de l'Inde), marathe (la langue de l’État où se situe Mumbai), gujarati (ma langue maternelle), et français !

Natalie: Je suis une citoyenne de la Pangée ! Je suis une Canadienne vivant à Toronto, au Canada, en ce moment, mais je suis aussi Suédoise. J'ai la chance d'avoir été entourée par un assortiment varié de langues à la maison : anglais, hébreu, hongrois, français, polonais et cantonais. Je travaille à m'améliorer sur toutes, y compris l'anglais :)

Cet entretien a été condensé et adapté.