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Journalisme graphique et illustrateurs créent une narration alternative de la réalité en Syrie

Catégories: Afrique du Nord et Moyen-Orient, Irak, Liban, Palestine, Syrie, Arts et Culture, Médias citoyens

Illustration tirée de «Syria: a bakery and a climbing frame tank» (Syrie: une boulangerie et un char de combat comme portique d'escalade) – Azaz, août 2012 (George Butler / SyriaUntold).

Cet article a été écrit pour Syria Untold  [1]par Nathalie Rosa Bucher, écrivaine franco-allemande actuellement basée à Beyrouth. L'article a été initialement publié le 6 décembre 2017 et publié de nouveau sur Global Voices en anglais le 14 décembre dans le cadre d'un partenariat. Ce qui suit est une version abrégée de l'article original de Nathalie Rosa Bucher.

Depuis que nous sommes inondés d'images photographiques sur les réseaux sociaux, le dessin est devenu une alternative populaire utilisée pour sensibiliser et raconter des histoires. Les ONG comme SyriaUntold les ont utilisés afin de raconter et immortaliser [2] la vie des réfugiés syriens, avec des projets comme Shadi Whose Mail was Too Late [3](juin 2017)

A propos du pouvoir du dessin à proposer de nouveaux récits, l'illustrateur George Butler [4] dit :

“illustrations don’t need to be competing with photographs, but I think they connect more powerfully with a smaller number of people, I think they are great tools for engaging people who care and understand. I think they can stick in your mind for life. I think they stand out in a world obsessed with photography.”

Les dessins ne concurrencent pas nécessairement la photographie, mais je pense qu'ils se connectent d'une manière plus puissante avec un plus petit nombre de personnes, je pense qu'ils sont un excellent outil qui permet d'impliquer les gens qui y sont sensibles et qui comprennent. Je pense qu'ils peuvent rester gravés dans l'esprit toute la vie. Je pense qu'ils peuvent se démarquer dans un monde obsédé par la photographie.

Butler a ressenti un fort sentiment de responsabilité lorsqu'il travaillait avec son encre, son papier et ses aquarelles à Azaz, près de la frontière turque, après la prise de la ville par l'Armée syrienne libre (ASL) en 2012.

“I think one criticism of drawing or perhaps it is just me – is that it is easy to be biased in favor of the person you are sitting in front of. I like doing justice to the people sitting in front of me. In Azaz I felt like it was the least I could do. But I think the press significantly contributed to the idea that the opposition would overthrow the Assad regime (because they only had access to one side), whereas, in reality, the regime was never going to ‘lose’ without outside involvement.”

Je pense que l'une des critiques que l'on peut faire au dessin – ou peut-être que c'est juste moi – c'est qu'il est facile de favoriser la personne que vous avez en face. Je veux rendre justice aux gens en face de moi. A Azaz, il me semblait que c'était le moins que je pouvais faire. Mais je pense que la presse a largement contribué à l'idée que l'opposition allait renverser le régime Assad (parce qu'ils n'avaient accès qu'à un côté) alors qu'en réalité, le régime n'allait jamais « perdre » sans une intervention extérieure.

De retour d'Azaz, Butler a lancé un petit projet avec “Syrian Suppers” qui a grandi lentement dans la Hands Up Foundation [5].

“Nous avons recueilli environ 4 millions de livres” a déclaré Butler. “Le dessin m'a simplement permis de rester en Syrie assez longtemps pour que je ne puisse pas rester indifférent, je devais réagir. Et nous le faisons grâce à Hands Up”.

Illustrer un point de vue différent

La révolution syrienne a connu une forte production artistique, dessins y compris. [6] Widad Al-Hamawi,dont le nom a été changé pour des raisons de sécurité, et qui fait partie du collectif Comic4Syria [7], a souligné que le pouvoir de l'illustration réside dans :

“the colors, the emotions, the clarity of the event, the sense of bitter humor sometimes, tackling the subject from different points of view, catching a moment that cannot be photographed or was not photographed, but we know it happened. Illustration gives you more freedom to document events and feelings.”

Les couleurs, les émotions, la clarté de l'événement, le sens de l'humour parfois amer, le fait d'aborder la question sous différents angles, de capturer un moment qui ne peut être photographié ou qui n'a pas été photographié, mais dont nous savons qu'il a eu lieu. L'illustration vous donne plus de liberté pour documenter les événements et les sentiments.

Hamawi souligne:

“illustrations have the liberty of seeing the picture from any perspective you want, literally speaking. This helps the audience put themselves in the place of all characters. Illustrations magnify the truth, emotionally and graphically. Illustrations are about telling the truth through lies.”

Les illustrations ont la liberté de montrer l'image littéralement de toutes les perspectives que vous voulez. Cela aide le lecteur à se mettre dans le rôle de tous les personnages. Elles magnifient la vérité, émotionnellement et graphiquement. Avec les dessins, nous disons la vérité à travers les mensonges.

Alors que le collectif a cessé de publier depuis des années, il a été capable de documenter certains moments d'une partie très importante de l'histoire à sa manière :

“We wait and wait for the time to come where we [will] be able to publish again.”

“Nous attendons et attendons toujours le moment où nous pourrons publier à nouveau.”

Dernière illustration de Comic4Syria. Publiée dans un article [8] qui analyse les accusation du ‘terrorisme’ dans la Syrie contrôlée par le régime – 4-12-2017 (Comic4Syria/SyriaUntold)

Partager des histoires cachées

Les Scenes from Syria [9] (2015), de la dessinatrice américain Molly Crabapple,  [10]sont le fruit d'une collaboration clandestine en 2013 entre l'illustratrice à New York et le journaliste syrien Marwan Hisham de Raqqa.

Ils travaillèrent ensuite de nouveau ensemble sur Alep [11] et Mossoul [12], un mémoire de 82 pages portant sur leur travail qui sortira en 2018. “Notre première collaboration concernait Raqqa”, se souvient Hisham, maintenant en Turquie :

Molly, at the time a Twitter acquaintance, suggested if I can take photos that give an idea about the general life in the city under ISIS occupation. The idea, we both knew, was risky but was also very tempting. We agreed to make up to ten illustrations. Since it was my city, I knew exactly where to go, and in some cases, what to capture. We were in daily contact exchanging ideas. Molly ended up drawing all my photos of nine scenes. We had one thing in mind: Depicting civilian and human life in Raqqa and other cities away from the stereotype.

Molly, que je connaissais à l'époque uniquement par Twitter, m'a suggéré de prendre des photos qui donneraient une idée de la vie quotidienne dans une ville sous l'occupation de Daech. Nous savions tous les deux que l'idée était dangereuse, mais aussi très tentante. Nous avons décidé de faire une dizaine de dessins. Comme c'était ma ville, je savais exactement où aller, et dans certains cas, je savais déjà quoi photographier. Nous étions en contact tous les jours, nous échangions nos idées. Molly a finalement dessiné les neuf photos que j'avais prises. Nous avions une idée en tête : représenter la vie civile et humaine à Raqqa et dans d'autres villes, sans stéréotypes.

La première illustration de Crabapple et sa représentation de l'historique Tour de l'Horloge, un monument célèbre où un paysan et une paysanne aux têtes coupées brandissent un flambeau, est probablement la plus surprenante des neuf “Scenes from Daily Life in the De Facto Capital of ISIS [13]” (Scènes de la vie quotidienne dans la capitale de facto de l'État islamique).

Il n'y a qu'un seul personnage en arrière-plan. La base de la statue est peinte en noir et couverte de slogans de l'État islamique. Les empreintes caractéristiques de l'encre sont un présage, comme le nuage tumultueux qui plane au-dessus de la structure.

Hisham se rappelle:

[…] the Clock Tower illustration from Raqqa, […] symbolized ISIS’ vandalization of the city. It was a magnificent start. It gave me an irresistible motive to help make more.

 […]L'illustration de la Tour de l'Horloge de Raqqa […] symbolisait la vandalisation de la ville par l'État islamique. Ce fut un début magnifique. Cela m'a donné une motivation irrésistible d'aider à en faire d'autres.

Hisham explique plus loin son parcours avec Crabapple:

In the Raqqa project I shot short videos around some of the scenes I picked, to make it easier for her to see through my eyes.

Pour le projet Raqqa, j'ai tourné de courtes vidéos des scènes que j'avais choisies, pour qu'elle puisse voir plus facilement à travers mes yeux.

La Tour de l'horloge –Scènes de la vie quotidienne dans la capitale de facto de l'Etat islamique (Molly Crabapple-Marwan Hisham. Tous droits réservés)

Un moyen idéal pour de nouveaux récits

Les journalistes trouvent de multiples raisons d'utiliser des illustrations et des images explicites pour raconter de nouvelles histoires.

Le journaliste irakien Ghaith Abdul-Ahad réussi à immortaliser certains des lieux hostiles qu'il couvre dans son carnet de croquis [14], non seulement pour mettre en lumière des histoires inédites, mais aussi pour se remettre du traumatisme. Abdul-Ahad a une formation d'architecte et travaille actuellement à la confection d'un livre qui à pour but de montrer le travail  [15]effectué dans son pays d'origine, l'Irak, ainsi qu'en Syrie et au Yémen.

Au cours des 30 dernières années, le caricaturiste politique Patrick Chappatte  [16]s'est construit une carrière parallèle en tant que journaliste graphique, mettant en lumière des problèmes et des histoires individuelles négligés par les médias. Sa vaste production comprend les histoires du couloir de la mort [17] aux États-Unis et un film d'animation sur une bombe à fragmentation au Liban : ‘Lebanon: Death in the field’ [18] (Liban: mort sur le terrain).

Dans le documentaire “Plans-Fixes – Patrick Chappatte”, il souligne que le journalisme graphique est une manière honnête de parler aux lecteurs et qu'il s'est développé en tant qu'art et a proliféré depuis les années 1990. Il s'est développé en partie grâce à la nécessité pour les médias de se renouveler.

Chappatte  [17]maintient que :

contrary to a common prejudice, comics can help address serious, difficult issues. This form allows, if not requires, the reporter to be part of the story he tells, both as a narrator and a character.

Contrairement à un préjugé usuel, les dessins peuvent aider à traiter de problèmes sérieux et difficiles. Ce format permet, sinon impose, au journaliste de faire partie de l'histoire qu'il raconte, à la fois en tant que narrateur et en tant que personnage.