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Avant même les réfugiés syriens, ce sont les réfugiés palestiniens que le Liban accusait déjà de tous les maux

Catégories: Afrique du Nord et Moyen-Orient, Liban, Médias citoyens, Politique, Réfugiés

Capture d'écran de la vidéo “La vie dans les ombres – les Palestiniens au Liban”. Source: ‘MedicalAidPalestinians’ [1]

Voici la deuxième partie de la série écrite par le contributeur de Global Voices Elias Abou Jaoude et le rédacteur en chef Moyen-Orient et Afrique du Nord de Global Voices Joey Ayoub, qui y explorent la situation des réfugiés au Liban, un thème polémique souvent mal compris par la population libanaise–et le monde en général. Vous pouvez lire la première partie [2] ici. 

Dès l'éruption des violences en Syrie dans le sillage de la révolution de 2011, le Liban voisin devint (aux côté de la Turquie et de la Jordanie) un pays principal de destination des Syriens assez désespérés pour fuir leurs foyers. C'est ainsi qu'il y a environ 1 million de réfugiés syriens enregistrés au Liban début 2018 [3] (mais le nombre réel est supérieur).

Ils n'ont pas toujours été accueillis à bras ouverts. Ces réfugiés n'ont pas tardé à se retrouver pris pour boucs émissaires dans les médias [2] et par les personnalités politiques et religieuses pour les problèmes du Liban, qui sont antérieurs à leur arrivée.

Ce qui reproduit un schéma familier à un autre ensemble de réfugiés au Liban : les Palestiniens, souvent injustement accusés des quinze ans de guerre civile libanaise, entre 1975 et 1990, ou traités comme une menace démographique. 

Le Liban abrite des réfugiés palestiniens sur son sol depuis 1948, l'année de la Nakba (“Catastrophe” en arabe), quand des centaines de milliers de Palestiniens fuirent ou furent chassés de chez eux par les milices sionistes lors de la création de l’État d'Israël. En 1948, pour citer l'universitaire palestinien Rashid Khalidi, “la moitié des Arabes de Palestine… furent déracinés de leurs foyers et devinrent des réfugiés”.

Soixante-dix ans plus tard, les droits fondamentaux des réfugiés palestiniens au Liban sont restreints de maintes façons. Selon l’UNRWA (l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) [4], plus de la moitié vivent dans des camps, où la pauvreté est ordinaire et les conditions de logement médiocres.

Ceci, écrivait le chercheur libanais Bassam Khawaja en 2011 [5], n'est pas un hasard. Reflétant une perception répandue, le journaliste palestinien Yasser Ali est convaincu que [6] la volonté du gouvernement est que “les Palestiniens renoncent, désespèrent et émigrent. Voilà le principal but.”

Comme l’indiquait la première partie de cette série [2], une photo chargée sur Instagram par le le ministre libanais des Affaires étrangères (et gendre de l'actuel président Michel Aoun) Gebran Bassil en août 2017 exprime cette attitude envers les réfugiés palestiniens rapportée à l'afflux de Syriens. La photo montre le camp de réfugiés palestiniens d'Ain al-Hilweh dans le sud du pays, dans les années 1960. Légende : “N'acceptez pas les camps [de réfugiés pour Syriens], ô Libanais” suivi du mot-clic “Pour que le pays reste à nous”.

Le message était simple : si les Syriens se sentent trop à l'aise, ils voudront rester comme les Palestiniens et causeront des problèmes comme les Palestiniens sont supposés l'avoir fait (peu importe que le droit de retour des Palestiniens ait toujours été nié à la source, l’État d'Israël).

Capture d'écran de l'image publiée par le ministre libanais des Affaires étrangères Gebran Bassil le 24 août 2017. Source: Instagram. [7]

Les Palestiniens, boucs émissaires du déclenchement de la guerre civile libanaise

Cette photo du camp de réfugiés palestiniens d'Ain al-Hilweh précédait de peu le début de la guerre civile libanaise. Si les divers problèmes sociaux, politiques et religieux qui rongeaient le pays étaient le détonateur, un un événement singulier, parfois appelé par euphémisme “l'incident d'Ain el-Rammaneh” est communément considéré comme l'étincelle.

Le 13 avril 1975, après une série d'escarmouches croissantes, des miliciens appartenant au parti Phalangiste ouvrirent le feu sur un bus transportant principalement des Palestiniens, tuant 28 passagers.

A la suite de quoi, les vagues de violences subséquentes allaient engloutir le pays et le plonger dans une guerre impliquant une multiplicité de groupes armés, libanais et non-libanais (notamment palestiniens), ainsi que des invasions et occupations tant par Israël que par la Syrie, qui, de nature différente, durèrent respectivement jusqu'en 2000 et 2005. 

Mais c'est là une simplification excessive des faits. S'il y a une chose qu'on peut dire de la guerre civile libanaise, c'est qu'elle ne peut être expliquée par des récits simplistes, car les déplacements de loyautés ont souvent défié les logiques confessionnelles, ethniques ou idéologiques. 

Pour donner un exemple : le premier adversaire du seigneur de guerre chrétien maronite et actuel Président Michel Aoun était un autre seigneur de guerre maronite, Samir Geagea, l'actuel chef du parti des Forces libanaises. La rivalité entre les deux était si impitoyable vers la fin de la guerre civile qu'on en parlait comme de “la guerre d'attrition [8].”

Les factions armées palestiniennes, devenues collectivement l'Organisation de libération de la Palestine (OLP), furent chassées de Jordanie à la suite du ‘Septembre Noir [9]‘ de 1970. Les combats entre l'armée jordanienne et l'OLP en Jordanie permirent aux fedayin, comme on les appelle en arabe, de se retrouver au Liban en passant par la Syrie. Ceci fut facilité par les Accords du Caire de 1969 [10] entre Yasser Arafat, président de l'OLP à l'époque, et le commandant en chef de l'armée libanaise, le général Émile Bustani, conclus avec la médiation de l’Égyptien Nasser. (Ces accords furent déclarés nuls et non avenus par le parlement libanais en 1987).

Aux termes des accords, l'OLP serait autorisée à opérer au sud du Liban contre Israël et aurait le contrôle des 16 camps de réfugiés palestiniens du Liban, contrôle passé de [10] l'armée libanaise au Commandement palestinien de la lutte armée.

Ces événements suivaient de deux ans la guerre de 1967 entre Israël et plusieurs pays arabes (notamment l’Égypte, la Syrie et la Jordanie),qui se termina par la victoire israélienne et entraîna l'occupation de la partie orientale palestinienne de Jérusalem, de la Cisjordanie, de Gaza et des hauteurs du Golan syrien, une réalité qui se prolonge jusqu'à aujourd'hui. Les combats eurent pour effet la fuite de quelque 250.000 Palestiniens vers la Jordanie voisine, et, dans une moindre mesure, en Égypte, en plus des 80.000 à 100.000 Syriens qui évacuèrent les hauteurs du Golan. Beaucoup des réfugiés palestiniens de 1967 étaient déjà des réfugiés de 1948.

Pour revenir au Liban, en 1975 les tensions étaient montées entre l'OLP et les Phalangistes jusqu'à la soi-disant ‘étincelle’. Pour une version simplifiée de la chronologie des événements avant et après 1975 et jusqu'en 2009, on trouvera ci-dessous une liste établie par Sami Hermez dans son livre ‘War is Coming: Between Past and Future Violence in Lebanon’ [11] (La marche à la guerre : Entre violence passée et future au Liban). Comme toute liste tentant d'énumérer les événements-clés dans un pays, elle ne peut être exhaustive. Un événement qui n'y figure pas, mqis important pour notre propos, est l'expulsion de l'OLP hors du Liban [12] après l'invasion israélienne de 1982.

[13]

Pages de l'ouvrage “War is Coming: Between Past and Future Violence in Lebanon” de Sami Hermez. Source: Google Books [14]. Bref extrait autorisé pour citation par University of Pennsylvania Press. Cliquer pour agrandir l'image.

Dans le Liban d'après 1990, les complexités des guerres sont pourtant ignorées et le récit que “les Palestiniens ont collectivement commencé la guerre” n'a jamais disparu. Aucune distinction n'est faite non plus entre factions armées et civils. 

Après la fin de la guerre civile libanaise, les seigneurs de guerre qui avaient entraîné le pays dans 15 années de conflit armé se sont retrouvés au gouvernement. Certains sont au pouvoir depuis les années 1990, d'autres sont revenus sur la scène politique plus tard.

Avec les multiples incitations à détourner l'attention de leur rôle dans la guerre vers autre chose, les Palestiniens ont fait une cible trop facile. Comme l'a écrit Khawaja :

La présence des réfugiés [palestiniens] a fourni un ennemi commun qui a servi de facteur essentiel d'unification dans le Liban d'après-guerre.

L'afflux des Syriens a remis une fois de plus cette tendance sous les projecteurs. Par exemple [15], il y a quelques années la députée libanaise Nayla Tueni écrivait dans le journal An-Nahar appartenant à sa famille que les Syro-Palestiniens (les réfugiés palestiniens en Syrie) fuyant au Liban la guerre en Syrie

…nous amèneront à nous trouver face à une nouvelle réalité, de nouveaux colons, et un nouveau fardeau, et le retour dans nos mémoires du cauchemar palestinien au Liban [dans les années 1970].

Les Palestiniens accusés de mettre en danger le système libanais de répartition des pouvoirs

Une autre façon de ressasser l'épouvantail palestinien a rapport à la démographie.

La population est communément estimée à 450.000 [4] personnes, en arrondissant souvent à 500.000. Un chiffre cependant récemment redressé à la suite d'un recensement par l'officielle Commission de Dialogue libano-palestinien, révélant qu'il y a 174.422 réfugiés palestiniens au Liban. [16]

Mais depuis 1990 en particulier, le chiffre de 500.000 est utilisé par les politiciens et personnalités religieuses cherchant à semer la xénophobie pour empêcher toute discussion sur les droits des Palestiniens dans le pays.

La politisation généralisée des réfugiés palestiniens est parfaitement résumée dans un entretien [17] de 2014 avec le chef de l'Eglise maronite, au cours duquel il a dit : 

Maintenant vous voulez nous jeter dessus le million et demi de Syriens. Ils font un tiers de la population libanaise. Avec un demi-million de Palestiniens, ça fait 2 millions, exactement la moitié de la population libanaise.

Faisant écho à une tendance ordinaire dans la politique israélienne : [18] considérer les Palestiniens comme des dangers démographiques, Gebran Bassil est allé jusqu'à dire [15] en 2012, “Si nous disons que nous ne voulons pas de Syriens et Palestiniens, c'est parce qu'ils veulent prendre notre place.”

La plupart des réfugiés palestiniens étant des musulmans sunnites, l'idée de leur donner les droits fondamentaux est souvent esquivée en public, voire carrément refusée, au motif que cela perturberait l'équilibre entre les confessions religieuses du pays. 

Le Liban est régi par ce qu'on appelle le confessionnalisme (mieux connu sous le nom de communautarisme), un système de répartition des pouvoirs de l’État en fonction de la religion : le président de la république doit être un chrétien maronite, le président du parlement, un musulman chiite, et le premier ministre, un musulman sunnite. Chaque confession a aussi un nombre alloué de sièges au parlement. Cette vidéo d'AJ+ en explique bien le fonctionnement (‘Le Liban a un des systèmes politiques les plus complexes au monde’) : 

Selon ses partisans, ce système permet aux trois confessions les plus populeuses de se sentir représentées. On estime que le pays est composé en gros de 27 % de sunnites, 27 % de chiites, 40 % de chrétiens (dont la moitié est maronite) et 6 % de druzes, à qui s'ajoutent un petit nombre de juifs et autres groupes religieux.

Un élément important à garder à l'esprit est que les nombres mentionnés ci-dessus ne sortent d'aucun recensement officiel, puisque le dernier remonte à 1932 [19]. Et qu'en l'absence de nombres validés dans les règles, les nombres qui sont perçus peuvent être (et souvent sont) politisés.

Par exemple, une interprétation confessionnelle du placement sous le parrainage du premier ministre Saad Hariri, un sunnite, de la Commission de dialogue libano-palestinienne serait que, en tant que sunnite, il veut que les Palestiniens deviennent citoyens pour la raison que cela bénéficierait aux politiciens sunnites au détriment des chiites et des chrétiens.

Cela a contribué au long des années aux résistances populaires à une intégration des réfugiés palestiniens dans la société libanaise, que ce soit par la naturalisation ou par un accroissement de leurs droits. Ce qui ne veut pas dire qu'aucun Palestinien n'ait jamais été naturalisé. Aucun chiffre officiel n'est disponible, mais on estime [20] qu'environ 60.000 Palestiniens se sont vus accorder la citoyenneté libanaise jusqu'en 1996.

(Avertissement : le grand-père d'un des auteurs, bénéficiant de la facilité relative pour les chrétiens palestiniens de se faire naturaliser, fait partie de ceux qui l'ont été dans les années 1950)

Mais la naturalisation était, peut-être sans surprise, colorée de confessionnalisme. Pour donner un exemple, on trouvera ci-après un extrait d’un article académique de 1996 dans Middle East Report, une revue basée aux USA [20]:

Dans la première série [de naturalisations] en 1994, la plupart étaient des chiites de villages frontaliers qui avaient le statut de réfugiés palestiniens ; le reste étaient des sunnites qui, pour des raisons non rendues publiques, furent naturalisés en 1995, peut-être pour équilibrer la naturalisation chiite. La protestation maronite a assuré que les quelques chrétiens palestiniens restants sans nationalité libanaise soient ensuite naturalisés.

Autrement dit, que le sujet soit la naturalisation ou des droits accrus, on le traite par des négociations confessionnelles plutôt que sur la base des droits humains.

Le prochain article de cette série se centrera sur les discriminations dans les comportements et dans le droit du travail auxquelles se heurtent les Palestiniens au Liban.