La riposte excessivement sécuritaire des autorités tunisiennes aux récentes manifestations contre l'austérité mettent la liberté de presse en danger.
Pendant tout le mois de janvier, des manifestants à travers la Tunisie ont protesté dans les rues contre les hausses de taxes qui font monter les prix sur un large éventail de biens et services, entre autres les services de téléphonie et d'internet, et les produits agricoles importés.
Ces hausses découlent du budget de 2018, qui instaure une augmentation de 1 % de la taxe sur la valeur ajoutée et accroît les droits de douane. Le budget impose aussi de nouveaux impôts, comme la taxe de sécurité sociale de 1 % sur les salariés et les employeurs, et une taxe de séjour sur les nuits d'hôtel pour les clients.
Si la majeure partie des manifestations étaient pacifiques, quelques unes ont dégénéré, avec des actes de pillage et de vandalisme. Un manifestant a été tué le 8 janvier, supposément renversé et écrasé par une voiture de police. Officiellement, il serait mort de suffocation après avoir inhalé des gaz lacrymogènes. Des centaines de manifestants, parmi lesquels des militants qui distribuaient des tracts réclamant des réformes économiques, ont été arrêtés.
Dans un tel climat de tension sociale, où le rôle des médias indépendants est crucial pour dissiper la désinformation et faire connaître les revendications légitimes des protestataires, les autorités tunisiennes harcèlent les journalistes et sont critiquées par les défenseurs des droits. Des organismes de défense des libertés comme le Syndicat national des Journalistes tunisiens (SNJT), Reporters sans Frontières, Amnesty International et le Club des Correspondants nord-africains ont condamné la multiplication des attaques de journalistes par les policiers.
Dans son rapport mensuel de janvier 2018, le Syndicat des Journalistes tunisiens a documenté 18 cas d'abus commis contre des journalistes dans le pays pendant ce mois. Ces abus, agressions, gardes à vue et confiscations de matériels, étaient pour la plupart des tentatives de la part des forces de sécurité de contrôler le libre flux de l'information en entravant le travail des médias. Le rapport a établi qu'au total, policiers et membres des syndicats de policiers étaient responsables de 11 violations sur les 18 documentées.
Journalistes interrogés et mis sous surveillance
Le syndicat et les autres groupes de défense des droits ont documenté plusieurs cas où les policiers ont interpelé et interrogé des journalistes en relation avec leur couverture des manifestations. Peu après le début des troubles, la police tunisienne a interrogé deux journalistes français, Michel Picard et Mathieu Galtier. Michel Picard, un journaliste indépendant, a été brièvement gardé à vue le 14 janvier alors qu'il suivait la visite du président Beji Caid Essebsi dans un quartier populaire de Tunis. Les policiers lui ont demandé s'il travaillait avec d'autres reporters, photographes ou cameramen.
Mathieu Galtier, un reporter du quotidien français Libération, a été interrogé pendant une heure par des policiers le 11 janvier. Ils lui ont demandé le nom de ses sources à Tebourba, une petite ville à 30 km de la capitale où l'agitation a tourné à la violence et provoqué la mort d'un manifestant.
Le 7 janvier, la police a interpelé Nadim Bou Amoud, un reporter de Tunis Review, confisqué son appareil photo et son smartphone, et supprimé de ses appareils tout contenu récent se rapportant aux manifestations de la journée. Deux autres journalistes, Borhen Yahyaoui de radio Mosaïque FM et Ahmed Rezgui de radio Shems FM, ont eu leurs téléphones brièvement confisqués par un agent de police pendant qu'ils couvraient une manifestation à Kasserine.
Outre les gardes à vue, interrogatoires et menaces, les journalistes se plaignent également de pratiques de surveillance illicites. Le syndicat a reçu plusieurs plaintes de journalistes à propos du “retour de la surveillance policière dans leurs logements, sur les lieux de travail et de leurs mouvements”. Des allégations qui n'ont pas été démenties par les autorités. De fait, lors d'une audition du 29 janvier devant la commission de la sécurité et de la défense du parlement, le ministre de l'intérieur Lotfi Brahem a reconnu la mise sur écoutes du téléphone de Galtier, le reporter de Libération, parce que ce dernier aurait été en contact avec des “casseurs”. Ce que le journaliste a nié sur Twitter, disant qu'il n'avait parlé qu'à des gens sur le terrain à Tebourba.
Action des journalistes, double langage du gouvernement
Ces multiples attaques ont fait descendre les journalistes dans la rue pour un “jour de la colère le 2 février. Ils protestaient contre ce que leur syndicat a décrit comme une “politique systématique de ciblage des journalistes pour les vassaliser et les réduire au silence”, et pour les empêcher “[de] diffuser l'information, d'exposer la vérité, et de documenter les atteintes du gouvernement aux droits des citoyens à manifester pacifiquement”.
Le président du syndicat, Neji Bghouri, a également adressé une lettre ouverte au président de la république, au premier ministre et au président du parlement, leur demandant de prendre des mesures concrètes pour faire cesser l'escalade de la violence policière contre les journalistes de terrain, et de mettre fin aux politiques gouvernementales qui remettent en question le processus démocratique. Le syndicat a aussi l'intention de dénoncer la situation actuelle auprès du Rapporteur spécial de l'ONU sur la promotion et la protection du droit à la liberté d'expression et de l'inviter à venir enquêter en Tunisie.
Les responsables gouvernementaux ont réagi en réitérant leurs engagements pour les libertés de presse et d'expression. Trois jours après le “jour de la colère”, le Président Essebsi a reçu les dirigeants du syndicat et leur a renouvelé son engagement à protéger la liberté d'information et la sûreté des journalistes. Des paroles qui ont sonné creux après la conférence de presse quelques jours auparavant où M. Essebsi avait qualifié la presse en Tunisie de “trop libre”.
Au cours d'une rencontre avec le président du syndicat, le premier ministre Youssef Chahed a déclaré qu'une liberté d'information sans entrave est d'une importance vitale pour le processus démocratique du pays, et que son gouvernement tient à honorer ses engagements pour la liberté de la presse. La commission de la sécurité et de la défense du parlement et celle des droits et libertés von auditionner conjointement les représentants des syndicats des journalistes et des forces de sécurité en vue d'une relation de travail respectueuse entre police et médias.
Malgré les engagements réitérés pour la liberté de la presse, ce sont les actions du gouvernement tunisien (et son inaction) qui ont concouru à créer la situation actuelle. Quand les manifestations ont éclaté, au lieu de traiter à la racine les inquiétudes publiques, un certain nombre de responsables gouvernementaux ont choisi de s'en prendre aux médias. Le président Essebsi a accusé les journalistes et médias étrangers de “ternir l'image du pays” dans leur couverture des manifestations. Le ministre tunisien des Affaires étrangères a fait une déclaration similaire sur la couverture “non-professionnelle” des médias étrangers du mouvement de contestation.
En outre, le ministre de l'Intérieur a menacé de poursuivre quiconque jetterait le doute [dans les réseaux sociaux] sur les forces de sécurité, et a souhaité un cadre légal pour protéger des forces de sécurité et l'armée “des risques physiques auxquelles elles sont exposées”, sans proposer de remède aux agressions et menaces subies par les journalistes aux mains des forces de sécurité.
En réalité, le ministère de l'Intérieur pousse un projet de loi “sur la protection des forces de sécurité” qui restreindrait la liberté de presse, de parole et de réunion en criminalisant les propos considérés comme “dénigrant” la police.
Les revendications d'emplois, de justice sociale et de libertés étaient au cœur du soulèvement tunisien qui a renversé le régime de Zine El Abidine Ben Ali il y a un peu plus de sept ans. Si le pays a progressé en matière de libertés, notamment dans les domaines de la liberté de parole et de presse, la situation économique reste si désespérée que près de 1.500 manifestations à motif social ont été documentées dans l'ensemble du pays rien qu'en janvier 2018.
La réaction sécuritaire répressive qui veut criminaliser les protestataires et met en doute les motivations réelles de leurs revendications met les journalistes dans la situation délicate où ils sont traités avec suspicion — et attaqués et menacés en conséquence — chaque fois qu'ils contestent le narratif officiel, mettent en lumière les abus policiers ou donnent une voix aux protestataires.