Le mouvement #MeToo au Japon

Photo de “Meili” tirée de Twitter. Usage autorisé

Billet d'origine publié le 11 février 2018. Sauf mention contraire, les liens de ce billet renvoient vers des pages web en anglais.

En décembre 2017, le mouvement #MeToo (ou #BalanceTonPorc en français) a finalement atteint le Japon lorsque trois femmes ont décidé de dénoncer leurs agresseurs. Leurs expériences offrent un aperçu des difficultés rencontrées par les Japonaises lorsqu'elles veulent dénoncer les agressions sexuelles qu'elles ont subies.

Alors qu'il est généralement considéré que le mouvement #MeToo [fr]  a commencé en octobre 2017, lorsque de multiples femmes ont accusé d'agressions sexuelles le magnat hollywoodien Harvey Weinstein, le mouvement a commencé au Japon en mai 2017 lorsque le hashtag #FightTogetherWithShiori [ja] est devenu populaire sur le Twitter japonais. Le hashtag (qui peut se traduire par ‘se battre avec Shiori’) a été créé en soutien à une femme, connue simplement à cette époque sous le nom de “Shiori”, apparue à la télévision en prétendant avoir été agressée sexuellement en 2015 par un journaliste célèbre.

En octobre 2017, grâce au soutien de plusieurs personnes au Japon et dans le monde, Shiori Ito a décidé de révéler son nom complet et de publier un livre, Black Box (signifiant Boîte Noire en français).

J'ai lu “Black Box” de Mme. Shiori Ito. Je soutiens Mme. Shiori Ito. Cette lecture a fait remonter le souvenir de beaucoup de choses que je ne peux décrire ici. Merci

Shiori Ito, plus connue sous le nom de “Shiori”, est aussi apparue fréquemment dans de nombreuses interviews afin à la fois de réclamer justice et d'attirer l'attention sur la question des agressions sexuelles au Japon.

Après le coup de projecteur sur Shiori, et alors que le mouvement #MeToo [fr] atteignait sa vitesse de croisière aux États-Unis et dans d'autres pays, d'autres femmes ont commencé à se faire entendre sur les réseaux sociaux.

En décembre 2017, une blogueuse connue sous le nom de Hachu introduisit le hashtag #MeToo au Japon suite à la publication de son histoire par Buzzfeed Japan [ja]. Hachu, une écrivaine et blogueuse populaire, a révélé qu’elle avait été harcelée sexuellement par l'un de ses supérieurs, un directeur artistique célèbre [ja] dans le secteur de la publicité, lorsqu'elle travaillait chez le géant de la publicité Dentsu. Le tweet de Hachu à propos de l'article de Buzzfeed a été partagé 17 000 fois sur Twitter :

Un article vient d'être publié à propos de mon récit de harcèlement sexuel et professionnel par Kishi Yuki, un ancien employé de Dentsu. Lors des interviews de ces derniers mois, je me suis longuement interrogée pour savoir si je devais rendre ou non public le nom de mon agresseur, mais c'est le mouvement #MeToo qui m'a donné l'impulsion finale. Je suis reconnaissante à toutes celles qui ont pris le risque de témoigner.

L'histoire de Hashu, qui a été publiée pour la première fois mi-décembre, a incité d'autres femmes à partager leur histoire. Fin janvier 2018, un troisième récit #MeToo a suscité le débat sur les réseaux sociaux au Japon. Le magazine en ligne Wezzy [ja] a rapporté que l'actrice Shimizu Meili — qui se fait appeler “Meili” sur les réseaux sociaux et lors des interviews — a divulgué sur Twitter qu'elle avait été agressée sexuellement par le producteur Takeuchi Tadayoshi.

Tadayoshi réalise des productions de “2.5D”, des spectacles adaptés de mangas japonais mis en musique. Meili l'a rencontré pour la première fois lors de ce jour fatidique. Les spectacles 2.5D bénéficient d'une base importante d'admirateurs, Meili a donc divulgué publiquement ses allégations en twittant à propos de son agression sexuelle mais sans nommer l'agresseur. Meili a regroupé ses tweets dans un Twitter Moment intitulé “La raison pour laquelle je pleurais sur scène en février” [ja] [traduction en anglais ici par l'auteur du présent article Takahiro.K].

Voilà la raison pour laquelle je pleurais lors de la représentation de février. Parce que j'avais été violée, je ne pouvais ressentir mon corps autrement que comme quelque chose de souillé et je haïssais ça. Pendant près d'un an, j'ai envisagé d'arrêter ma carrière, tandis qu'au même moment je mettais mon activité professionnelle en pause pendant quelque temps.

Une fois que ses tweets de décembre ont été largement diffusés, ils ont été repris par le magazine en ligne Wezzy [ja]. Plus tard ce mois-ci, lorsque le récit #MeToo de Hachu fut rapporté par Buzzfeed, Meili se sentit incitée à donner le nom de son agresseur présumé. Ce qui s'est ensuite passé dans les mois suivants donne un aperçu des difficultés rencontrées par les victimes d'agressions sexuelles au Japon.

Prouver une agression sexuelle est difficile au Japon

Alors qu'il avait été difficile pour Hachu de prouver que son supérieur chez Dentsu lui avait fait des avances, Shiori et Meili ont rencontré un obstacle encore plus grand en tentant de prouver qu'elles avaient été agressées sexuellement. Le cas de Shiori a été classé sans suite après l'enquête du procureur, tandis que la police n'a en premier lieu jamais transmis le cas de Meili au procureur.

La difficulté de Shiori et de Meili à convaincre les procureurs qu'une agression avait bien eu lieu résulte de la loi japonaise sur les crimes sexuels. Selon cette loi révisée en juin 2017, il est toujours attendu des victimes qu'elles prouvent que l'agression sexuelle a bien eu lieu en apportant des preuves de ce que la loi appelle “une attaque ou une intimidation”.

Dans une interview accordée à Global Voices, Meili a déclaré que la police a immédiatement rejeté l'affaire sans même interroger l'agresseur présumé car elle ne pouvait leur prouver qu'une agression sexuelle avait effectivement eu lieu.

Plusieurs raisons peuvent expliquer qu'elle n'ait pu prouver ce qui s'est passé, et son expérience rappelle le calvaire subi par Shiori au poste de police lorsqu'elle a voulu déposer plainte contre son agresseur présumé.

Dans son livre d'octobre 2017, Black Box [ja], Shori rapporte que la police l'a forcée à rejouer son agression en utilisant quelque chose ressemblant à un mannequin d'essai de chocs pendant qu'un agent homme regardait et prenait des photos.

Comme Shiori, Meili déclare qu'elle a pu fournir ce qui aurait dû être une preuve de son agression : les enregistrements de la caméra de surveillance de l'hôtel montraient son agresseur présumé l'emmener dans une chambre avant l'incident. Cependant, la police lui a dit que le fait d'être amenée dans un hôtel avec les bras de son compagnon autour de ses épaules ne constituait pas une agression sexuelle, et que, par conséquent, cela ne pouvait être considéré comme une preuve :

Les caméras de surveillance de l'hôtel le montrent distinctement m'amenant dans l'hôtel. Mais, l'officier de police m'a dit qu'ils ne pouvaient l'inculper pour viol sur une personne sans défense [voir la notion de “quasi-viol” en droit japonais], sur la seule base d'avoir ses bras autour de moi en entrant dans la chambre d'hôtel, ni qu'ils pouvaient donner substance à la réalité des faits. Selon eux, les motifs d'accusation pour ce type de viol sont aussi “stricts” que ça. Tout ce que je pouvais faire à ce moment-là, c'était pleurer.

La séquence vidéo fournie par Meili n'a pas été jugée probante aux yeux des enquêteurs, et en l'absence d'autres preuves convaincantes, la plainte de Meili a été classée sans suite. Il n'y a pas eu d'enquête, ni d'arrestation.

” Je voulais juste éliminer toute trace de ce qui était arrivé ce jour-là”

Si les preuves “concrètes” des agressions de Shiori ou de Meili sont aussi difficiles à fournir, c'est en partie parce que les preuves matérielles n'ont pu être physiquement obtenues [ja]. Selon le magazine Wezzy qui a fait un reportage sur l'affaire de Meili :

被害後24時間以内に(できれば)被害に遭ったままの服装、トイレやお風呂にも入っていない状態での使用が推奨されている。

Il est [généralement] recommandé qu'il [le kit d'examen post-viol] soit utilisé (de préférence) dans les 24 heures suivant l'attaque, sur les vêtements portés [lors de l'agression], sans s'être lavée ou avoir utilisé les toilettes.

Selon Meili comme Shiori, c'est quasiment impossible à obtenir car la première chose qu'elles ont cherché à faire a été de se laver. Comme l'écrit Shiori dans Black Box :

都内に借りていた部屋へ戻ると、真っ先に服を脱いで、山口氏に借りたTシャツはゴミ箱に叩き込んだ。残りは洗濯機に入れて回した。この日起こったすべての痕跡を、洗い流してしまいたかった。シャワーを浴びたが、あざや出血している部分もあり、胸はシャワーをあてることもできないほど痛んだ。自分の体を見るのも嫌だった。(Black Box, pp. 55-56)

Lorsque je suis retournée à mon appartement loué à Tokyo, j'ai immédiatement retiré mes vêtements, mis à la poubelle le T-Shirt que Yamaguchi m'avait prêté et jeté dans la machine à laver le reste de mes habits. Je voulais juste éliminer toute trace de ce qui était arrivé ce jour-là. J'ai aussi pris une douche, mais j'avais des bleus et certains même saignaient. Cela me faisait tellement mal que je ne pouvais même pas laisser l'eau toucher ma poitrine. Je ne voulais même pas voir mon corps. (Black Box [ja], pp. 55-56)

Dans un entretien avec Global Voices, Meili a révélé qu'elle-même n'est pas allée à la clinique pour être soignée dans les 24 heures suivant son agression. Au lieu de quoi, Meili s'est rendu dans une maternité neuf jours après son agression, avant de déposer plainte à la police. Elle a dit qu'elle entendait s'y rendre d'elle-même afin de collecter les preuves qui pourraient, pensait-elle, être nécessaires pour une investigation.

Interrogée sur la manière dont la police l'a traitée, Meili a déclaré :

[…] 証拠が不十分という理由で被害届も受理されず、アフターケアの体制もなく、今後は弁護士に相談してみて下さいという一言を言われただけで終わりました。

Ils ont rejeté ma plainte sur la base d'une insuffisance de preuves, ne m'ont fourni aucune assistance et m'ont juste dit que je devrais consulter un avocat. C'est tout.

Meili a également ajouté :

支援センターは何処にあるのか知らなかった事もあり、行ったことはありません。正直調べる気力も無かったです。

Je ne savais pas où était situé le centre de soutien pour les victimes d'agressions sexuelles, je n'y suis donc jamais allée. Honnêtement, je n'avais pas l'énergie de le chercher.

En revanche, Shiori déclare dans son livre, Black Box, qu'elle a essayé d'obtenir de l'aide auprès du seul centre de soutien aux victimes d'agressions sexuelles qu'elle pensait être en service à Tokyo. Mais, comme ils exigeaient un court entretien avant de fournir une quelconque information, Shiori a préféré ne pas s'y rendre.

電話をすると、「面接に来てもらえますか?」と言われた。どこの病院に行って何の検査をすればいいのか教えてほしいと言ったが、話を直接聞いてからでないと、情報提供はできないと言われた。 (Black Box [ja], p.48)

Lorsque je les ai appelés, ils m'ont demandé de venir pour un entretien. Je leur ai demandé à quel hôpital je devrais me rendre et quelle sorte de tests je devrais passer, mais ils ont déclaré être incapables de me fournir une information sans avoir entendu mon histoire de vive voix.

Les ressources à disposition des survivantes d'une agression sexuelle sont dérisoires

Alors qu'il est dit aux victimes d’agressions sexuelles de faire un test ADN dès que possible après l'agression, ces “kits d'examen post-viol” sont souvent inaccessibles. Aggravant le problème, les réseaux japonais de sécurité sociale et médicale, destinés à soutenir les victimes, sont toujours limités.

“Malheureusement, nous n'étions pas équipés à l'époque avec les moyens de transporter Shiori [jusqu'à nos locaux]” a déclaré Tanabe Hisako dans un échange par emails avec Global Voices. Tanabe est membre du comité directeur du SARC (Sexual Assault Relief Center Tokyo [ja]), le seul centre de secours d'urgence à destination des victimes d'agressions sexuelles à Tokyo. Avec le Centre d'intervention thérapeutique d'urgence en matière d'agressions sexuelles d'Osaka (Sexual Assault Crisis Healing Intervention Center Osaka), le SARC de Tokyo est l'un des premiers véritables centres de secours d'urgence ouverts 24h/24 et 7j/7 au Japon.

Selon Tanabe, le SARC de Tokyo est conçu pour être un “guichet unique” mettant en contact les survivantes d'une agression sexuelle avec les structures médicales pouvant leur fournir l'aide nécessaire. Tanabe déclare :

SARCにいらしていただきたいと案内したことにはそのような根拠があります。[…] 電話した時、「出かけていく気力も体力もなかった」と詩織さんは言われています。そういう方に、残念ながらお迎えに行ったりできる体制はありませんでした。警察通報ならば、機動力がありますから、車でお迎えに行ったりすることは可能だったでしょう。当時は、なんとかしてSARCに来ていただくしかなかったのです。現在であれば、被害者が無理なく来れそうな近くの協力医療機関を案内して、SARCから支援員が飛んでいくことは可能ですし、そうしています。

C'était la raison de notre demande à Shiori-san de venir au SARC […] Malheureusement, nous n'étions pas équipés à l'époque avec les moyens de la transporter. Si elle s'était signalée à la police, avec leurs moyens de déplacement, ils auraient pu envoyer une voiture la chercher. […] Aujourd'hui, cependant, nous pouvons guider la victime vers une structure médicale partenaire et le personnel du SARC peut être envoyé immédiatement sur le site pour fournir une assistance. C'est ainsi que nous opérons aujourd'hui.

Depuis l'expérience de Shiori, près de trois ans auparavant, les moyens à disposition des survivantes d'une agression sexuelle sont plus nombreux à Tokyo, affirme Tanake.

En juillet 2015, le SARC de Tokyo a pu accroître son personnel à plein temps grâce à la dotation de départ de la municipalité de la Métropole de Tokyo [ja] ; cela, bien entendu, n'a pu aider Shiori qui a signalé son agression en avril 2015. Le gouvernement a également prévu d'établir des centres de secours pour les victimes d'agressions sexuelles dans chacune des 47 préfectures du Japon. Selon Tanabe, quarante de ces établissements sont déjà créés, mais le budget total est de seulement 163 millions de yens (environ 1,5 millions de dollars des États-Unis).

SARC東京ができてよかったことは、多くの被害者が泣き寝入りして、それでも心に深い傷を負って生活していて、そうした過去の被害を抱えた方の相談だけでなく、被害直後にお電話くださる方が増えたことです。

L'une des bonnes choses concernant la création du SARC de Tokyo a été que, alors que beaucoup de victimes restent silencieuses et vivent toujours dans la douleur, les appels, non seulement des personnes victimes [d'agressions] par le passé mais également des victimes récentes, ont commencé à augmenter.

Un message pour les MeToo que l'on n'entend pas au Japon et dans le monde

Lors de son interview avec Global Voices, Meili a voulu envoyer un message aux survivantes de tous les types d'agressions sexuelles. À tous les “MeToos” dans le monde que l'on n'entend pas :

孤独を感じてしまうかもしれません。

生きていたくないと思ってしまうかもしれません。

そう思ってしまう自分が嫌になってしまうかもしれません。

しかし、そう思ってしまう程の事があなたの身に起きてしまったのです。辛い時は辛いと言ってください。周りに助けを求めてください。決して独りではありません。

Tu te sens peut-être seule. Tu pourrais ne plus avoir envie de vivre. Tu pourrais te haïr pour penser ainsi. Mais la raison pour laquelle tu penses ça est parce que ce qui t'est arrivé t'a traumatisée à ce point-là. Alors, lorsque c'est dur pour toi, dis-le. Sollicite de l'aide. Tu n'es pas seule. Jamais.

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